Arthur Goldhammer, la French connection
LE MONDE IDEES | |Par Marc-Olivier Bherer
Par son métier, Arthur Goldhammer porte de longue date un regard privilégié sur la manière dont les intellectuels français sont perçus outre-Atlantique. Traducteur de plus de 120 livres écrits dans la langue de Voltaire, cet Américain, qui fête cette année ses 70 ans, connaît une certaine notoriété dans son pays depuis qu’il a adapté en anglais la somme de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2013). Un livre qui a fait l’événement lors de sa sortie aux Etats-Unis en 2014, où il s’est vendu à plus de 700 000 exemplaires.
« Il y a bien sûr des hauts et des bas, mais la curiosité pour la production intellectuelle de la France ne s’est jamais démentie aux Etats-Unis. Ce n’est que l’objet du regard qui change », affirme ce jongleur de mots. Pour celui qui s’est attelé à des auteurs aussi variés que François Furet, Paul Veyne, Michel Tournier, Albert Camus, Alexis de Tocqueville, Marguerite Yourcenar, l’historien Nicolas Barreyre ou l’économiste Julia Cagé, le phénomène d’édition Piketty, certes exceptionnel, témoigne aussi de cette évolution : « Depuis qu’on a découvert que la France produisait des économistes de premier rang, elle suscite un regain d’intérêt. »
« LA CURIOSITÉ POUR LA PRODUCTION INTELLECTUELLE DE LA FRANCE NE S’EST JAMAIS DÉMENTIE AUX ETATS-UNIS. CE N’EST QUE L’OBJET DU REGARD QUI CHANGE. »
Dans l’imaginaire intellectuel américain, l’Hexagone n’incarne donc plus la même chose que dans les années 1960 et 1970, quand le traducteur a commencé sa carrière. « A l’époque, se souvient-il, les étudiants de gauche, comme moi, en révolte contre la guerre au Vietnam et les mœurs bourgeoises des années 1950, plus ouverts au monde extérieur que la plupart de leurs compatriotes, se tournaient vers la France et l’Europe parce qu’ils étaient à la recherche d’un débat politique plus intellectuel et plus progressiste. La France incarnait la rébellion. On commençait par Sartre, bien sûr, mais on lisait aussi Camus, Merleau-Ponty, Lévi-Strauss, Raymond Aron. Ensuite, les plus militants ont découvert Althusser et ses épigones. » D’autres se tournaient vers les sciences sociales avec Pierre Bourdieu, puis Michel Foucault.
Balzac et le dictionnaire
La première visite d’Arthur Goldhammer à Paris remonte à cette époque protestataire. Il découvre la capitale en août 1968 : il a 22 ans et lit Balzac en s’aidant d’un dictionnaire. « J’étais séduit par la Nouvelle Vague, mais aussi par la vivacité du débat politique, raconte-t-il. Il y avait beaucoup de discussions dans la rue avec les étudiants. A cette époque, la vie politique française était fascinante, avec des partis de gauche bien éloignés du Parti démocrate. Quand on apprenait que j’étais américain, on cherchait à discuter avec moi de la guerre au Vietnam. » Ce voyage en France lui vaut d’ailleurs d’être conscrit parce que l’on estimait qu’il avait arrêté ses études. Une fois en Asie, l’armée lui confie des travaux de traduction – une idée de ses supérieurs : dans l’ennui de sa drôle de guerre, il s’éloigne de ses premières amours, les mathématiques.
A son retour aux Etats-Unis, il achève toutefois sa thèse de doctorat, puis devient enseignant pendant quelques années. Il revient s’installer à Paris en 1977, dans le Quartier latin, avec le projet d’écrire un roman – projet qu’il mènera à terme sans trouver d’éditeur. C’est alors qu’il rencontre le sociologue Michel Crozier, qui lui propose sa première traduction. Coup de chance : l’ouvrage paraît à l’University of Chicago Press. Cette maison d’édition universitaire avait acquis les droits de différentes œuvres de grands historiens de l’école des Annales, dont Georges Duby et Jacques Le Goff, et elle en confiera l’adaptation anglaise à Arthur Goldhammer, filon qui lui permettra de se faire connaître.
Harvard, poste d’observation
De fil en aiguille, il en vient à intégrer, en 1991, le Centre d’études européennes d’Harvard, où il est toujours chercheur. Depuis son poste d’observation, il remarque que les chemins de la connaissance ont changé : « Jusque dans les années 1980, les universitaires français produisaient des travaux tout à fait exceptionnels, que l’on ne pouvait pas réaliser à l’université américaine. Ils étudiaient un sujet pendant dix ans, puis livraient leurs conclusions dans une somme qui était l’œuvre d’une vie. Aux Etats-Unis, c’était impensable, il fallait publier à plus brève échéance pour obtenir un poste. Maintenant, les historiens français ne font plus de thèses d’Etat, ils écrivent eux aussi des articles de trente pages. La France s’est normalisée. »
La nostalgie affleure sous les propos. Mais Arthur Goldhammer reconnaît aussi les limites des intellectuels de l’époque : « Ces grands historiens n’avaient aucune notion d’anglais, l’histoire de France leur suffisait. Aujourd’hui, grâce notamment à l’histoire globale, il y a un décloisonnement. Il y a une bien plus grande curiosité pour le monde. » Il n’en constate pas moins qu’un climat « assez pessimiste » pèse actuellement sur la France. Climat notamment incarné par des figures telles qu’Alain Finkielkraut et Eric Zemmour, dont les écrits restent globalement inconnus aux Etats-Unis.
« Quand je suis arrivé en France, on trouvait dans Le Nouvel Observateur de grands intellectuels de gauche, comme Michel Foucault ou Claude Lévi-Strauss, dont l’œuvre était lue en Amérique. Aujourd’hui, les Etats-Unis s’intéressent davantage à des universitaires qui n’ont pas de présence médiatique, comme les historiens Antoine Lilti et Christophe Prochasson, précise-t-il. Les échanges entre les deux pays dépendent davantage des relations personnelles. » C’est d’ailleurs grâce à l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon, dont il a traduit plusieurs ouvrages, qu’Arthur Goldhammer fait en 2012 la connaissance de Thomas Piketty.
La littérature, son premier flirt
Entre eux deux, un accord est rapidement trouvé pour que le traducteur se charge du Capital au XXIe siècle, alors en préparation. Mais Arthur Goldhammer tombe malade, et le cancer menace un temps leur collaboration. Quand il termine son traitement, au printemps 2013, Piketty est en train d’achever la rédaction de son livre. « Je me suis mis au travail immédiatement », relate son traducteur, dont la version anglaise sera prête en octobre de la même année. L’économiste a trouvé chez lui « un intellectuel multiforme, capable de franchir les frontières entre les disciplines ».
« L’ÉCONOMIE OCCUPE MAINTENANT UNE PLACE HÉGÉMONIQUE À L’UNIVERSITÉ AMÉRICAINE. LES SCIENCES HUMAINES ONT PERDU DE LEUR PRESTIGE. »
Trois ans plus tard, aux Etats-Unis, l’effet Piketty n’est pas encore tout à fait retombé. « Les éditeurs me demandent si je connais d’autres économistes français », sourit Goldhammer. Mais, à vrai dire, ils n’en manquent pas aux Etats-Unis même : à Harvard, il y a Emmanuel Farhi ; Esther Duflo et Olivier Blanchard sont au Massachusetts Institute of Technology (MIT) ; Gabriel Zucman, Emmanuel Saez et Pierre-Olivier Gourinchas à Berkeley. « L’influence acquise par l’économie française est quelque chose d’assez nouveau, mais ces chercheurs ne forment pas pour autant une école française, souligne le traducteur. Ce qu’ils ont en commun, c’est l’excellence de leur formation, surtout en mathématiques. Il faut par ailleurs ajouter que l’économie occupe maintenant une place hégémonique à l’université américaine. Les sciences humaines ont perdu de leur prestige. A Harvard, le cours le plus populaire est l’introduction à l’économie, avec près de 1 000 étudiants. »
Au-delà de la « pikettymania » et de ces quelques économistes français, le contexte international joue également un rôle dans le regain d’intérêt pour l’Europe. Crise de la dette, crise des migrants, attentats en France et en Belgique : les dernières années ont remis le Vieux Continent au centre des préoccupations. La montée du populisme, surtout, « attire l’attention de beaucoup d’universitaires. Ces derniers tentent d’établir des comparaisons entre les populismes européen et américain, notamment depuis l’émergence du candidat Donald Trump. On lit donc les travaux des politologues Nonna Mayer, Jean-Yves Camus et Laurent Bouvet ou ceux de la sémiologue Cécile Alduy », précise Arthur Goldhammer. Il se réjouit enfin de voir les étudiants américains renouer avec la littérature française – son premier flirt en France, avec lequel il n’a jamais rompu. Patrick Modiano est davantage lu depuis son prix Nobel, les auteurs Kamel Daoud et Michel Houellebecq ont le vent en poupe, et les départements d’études françaises des universités, constate-t-il, s’ouvrent davantage à la francophonie.
A lire : son blog (en anglais) sur la vie politique française.
image: http://s1.lemde.fr/medias/web/img/bg/vide.png
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/08/11/arthur-goldhammer-la-french-connection_4981428_3232.html#v0sLkiix6HW5qm8U.99
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