Tribune Enjeux N°294 Avril 2009
Au-delà de la crise, penser la « nouvelle
civilisation »…
Michel
Saloff Coste, chercheur et fondateur du cabinet conseil en management MSC et
associés, s’inquiète des mesures de court terme adoptées pour tenter de
résoudre l’une des plus graves crises économiques de notre temps. Il s’alarme
aussi du décalage croissant entre des modes de gouvernance et de management des
entreprises, et l’évolution générale de la société. Pour lui, la crise est un
symptôme d’un phénomène bien plus profond, l’émergence d’une « nouvelle
civilisation » dont il décrit toutes les caractéristiques. Éléments de
vision à la fois critiques et prospectifs, pour « un management du
troisième millénaire ».
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Quelles réflexions, quelle analyse personnelle vous inspire la crise et cette
période tout à fait singulière que nous vivons aujourd’hui ?
-
Dans de telles situations de crise, il est impératif de garder son sang-froid.
Toute réaction « à chaud » risquerait en effet de générer des effets
pervers et contreproductifs. Notamment, en se trompant de diagnostic, les
décisions prises pour tenter de porter remède à la crise pourraient au
contraire la précipiter et l’aggraver. Cette question du diagnostic me paraît
actuellement d’autant plus importante que la crise que nous traversons est
profonde. Pour ma part, la gravité de la crise ne me surprend pas, puisque dans
ma réflexion présentée dans « le Management du troisième
millénaire »*1, initiée dans les années 80 et qui a donné lieu
à une publication en 1990, j’expliquais que nos économies avancées fonctionnent
de telle façon qu’elles allaient connaître une crise majeure. Pour moi, le
diagnostic est clair : nous traversons une vraie « crise de
civilisation ». Nous sommes de plus en plus nombreux à partager ce point
de vue, aux côtés d’Edgar Morin et de Thierry Gaudin notamment.
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En quoi pousser plus loin l’analyse devient aujourd’hui urgent, et l’absence de
réflexion sur ce thème vous inquiète-t-elle ?
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Si la crise des subprimes et du système financier n’était qu’une spéculation de
plus, sur un fond de croissance mondiale infinie, alors nous repartirions comme
par le passé. Mais ce qui fait la gravité de cette crise, c’est que,
précisément, elle s’inscrit dans un contexte tout à fait particulier. L’idée
d’une croissance mondiale de l’ordre de 5 à 10% qui nous permettrait de payer à
la fois les dettes de nos États, les systèmes de protection sociale - y compris
en Inde et en Chine - dans un système qui continue à rémunérer toutes les
parties prenantes, devient impossible, parce qu’insoutenable pour la planète et
ses habitants. Les subprimes aux Etats-Unis, à ce titre, peuvent déjà
apparaître comme une tentative de distribuer du pouvoir d’achat pour que le
système se survive à lui-même et que des intermédiaires se rémunèrent
« comme avant ». C’est pourquoi apporter des solutions à cette crise
uniquement en tirant les leçons des années 30 me paraît très insuffisant. Bien
sûr qu’il s’agit pour les États d’actionner tous les leviers d’une relance
keynesienne – réamorcer la pompe du crédit, investir massivement dans des plans
de relance par les grands travaux et des plans de relance de la demande. Ces
trois leviers sont absolument nécessaires pour ne pas bloquer le système à très
court terme. Mais la vraie question qui n’est pas traitée aujourd’hui, à la
fois par les politiques, les banques, les entreprises, c’est à quoi
ressemblerait une économie qui continue à croître et à se développer, dans un
monde fini et aux ressources limitées. Parce que la croissance, c’est la vie !
Et à quoi ressemblerait une civilisation fondée sur d’autres principes que
celle qui vient de s’achever ?
Effectivement,
je suis profondément inquiet, car si l’on fait l’impasse sur le diagnostic, le
risque est grand que le patient ne se réveille après la crise encore plus
malade. Aujourd’hui, ce sont les États qui prennent le relais des banques. Avec
le risque, demain, que les États entrent en faillite… L’urgence est donc qu’une
vraie réflexion démarre. Or vous ne voyez poindre cette réflexion ni à droite,
ni à gauche.
-
Que préconisez-vous dans cette situation d’urgence ?
-
Nous entrons dans un moment très dangereux, où personne, parmi les hommes
politiques, les dirigeants de multinationales, ne pourront dire, face à la
multiplicité des rapports ou des alertes, qu’ils ne savaient pas ! Ne pas
prendre les virages devient un acte d’irresponsabilité majeure. Alors oui,
adoptons les mesures de très court terme qui permettront, nous l’espérons tous,
de relancer temporairement la machine. Mais après ? Sur les milliards
injectés pour la relance, ne peut-on pas conserver quelques moyens pour
réfléchir à ce qui sera possible et souhaitable demain ? Un dirigeant dans le
monde, Nicolas Sarkozy, a eu très tôt l’intuition de dire qu’il s’agissait de
« refonder le capitalisme », et de mener « une autre
politique de civilisation ». Les mots sont forts, et le diagnostic est
juste. Mais où est le comité de recherche pour travailler sur ce futur modèle
de civilisation et les modèles économiques qui lui sont associés ? Les
1000 milliards injectés dans l’économie pour sauver le système bancaire,
vont-ils accélérer et précipiter la mort du système précédent, comme
l’injection d’amphétamines à un mourant ? Certains États sont au bord de
la faillite, et beaucoup d’entre eux, demain, n’auront plus les marges de
manœuvre nécessaires pour agir du fait de leur endettement. Devant les masses
financières mises sur le marché, des économistes redoutent de surcroît des
phénomènes d’hyper-inflation à moyen terme. Tout le monde met sa dernière
cartouche pour sauver le système ! Face à la gravité de la situation, il
ne s’agit plus de se réclamer de la droite ou de la gauche. Chacun doit
apporter sa contribution pour repenser les liens entre matières premières,
capital, travail, production. C’est cette chaîne-là qui est à réinventer.
-
Précisément, dès « le Management du troisième millénaire », vous
pressentiez l’émergence d’une nouvelle ère et vous en dessiniez les contours.
Quels signes avant-coureurs vous permettaient d’établir ce constat ?
-
Faisons un bref retour en arrière : les fondements de la société du
commerce et de l’industrie sont apparus entre le XVIIème et le XVIIIème
siècles. Ils ont été érigés sur les vestiges de l’ère précédente, celle de
l’agriculture-élevage, dont la finalité était le maintien de structures
hiérarchiques à l’identique (monarchie absolutiste, aristocratie,
corporations…). Les modes de management dominants de l’agriculture-élevage
étaient l’ordre, le contrôle. Or au XVIIIème siècle, on a vu poindre des concepts
très novateurs – l’Égalité, la citoyenneté, les principes de séparation de
pouvoir, et puis la démocratie, réinventée sur les bases de la démocratie
grecque. Dès lors, les élites aux capacités guerrières, dédiées à la conquête
du territoire dans l’ère de l’agriculture-élevage, ont laissé la place à des
élites reconnues selon leur mérite et leur capacité à générer de l’argent. La
compétition, la négociation, mais aussi l’avancement, la progression en
professionnalisme et en rémunération, ont pris toute leur place dans cette
société-là ; la guerre de territoires a laissé la place à la guerre
économique. En parallèle, un nouvel état du monde s’est construit autour du
concept de Nation et du développement des démocraties.
Dès
les années 70-80, j’ai pris conscience –avec d’autres sociologues et
philosophes comme Edgar Morin, ou Thierry Gaudin, président de Prospective 2100
- que nous étions arrivé àla fin de cette ère ; j’ai commencé à réfléchir
sur les contours de la nouvelle période qui allait se présenter à nous. Quels
sont les éléments de fond qui la caractérisent ? Au XVIIIème siècle, bien
sûr, il était difficile d’imaginer que l’homme puisse, un jour, atteindre les
limites de la planète. L’état de développement des sciences, le degré
d’utilisation des ressources naturelles, étaient loin de le laisser supposer à
l’époque. Or la deuxième partie du XXème siècle a signé l’heure de cette prise
de conscience. En 1972 exactement, le club de Rome, rassemblant des
scientifiques, des économistes, des chercheurs de 53 pays, a émis un rapport
baptisé « Halte à la croissance » qui a fait date et suscité le
débat. Pour la première fois, grâce à l’utilisation de la puissance des
premiers supercalculateurs, des experts issus de nombreuses disciplines ont pu
extrapoler les tendances en cours, et montrer qu’une croissance infinie, sur
une planète à la géographie et aux ressources finies, n’était plus possible, et
qu’elle aurait pour effet de faire imploser notre monde à l’horizon 2100. Les
tenants de ces thèses ont été taxés de catastrophisme. Mais depuis, force est
de constater que les nombreuses mesures et observations collectées –
accumulation des gaz à effets de serre, réchauffement climatique, disparition
de nombreuses espèces… - leur ont plutôt donné raison, et même plus rapidement
que prévu. Tout montrait déjà, dans ce rapport, que l’on ne pouvait plus
raisonner et fonctionner « business as usual ».
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Ce constat a aussi donné naissance au courant de la décroissance. Comment vous
en distinguez-vous ?
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Nous pouvons être d’accord sur les constats, sans l’être tout à fait sur les
conclusions à en tirer. Des observateurs se sont par exemple saisis de ces
évolutions pour condamner la notion même de progrès. Ce n’est pas mon propos.
Le progrès, c’est un fait, a apporté beaucoup à l’humanité, dans le domaine de
la santé, de l’hygiène, de l’élévation des niveaux de vie et du mieux-être des
populations. On ne pourra revenir complètement en arrière sur tout ceci.
D’autres courants ont aussi condamné le capitalisme, accusé de tous les maux.
Certes, le système capitaliste comporte des faiblesses et il a déjà traversé de
nombreuses crises. Mais là encore, la question n’est pas tant pour moi de
condamner le modèle, que de discerner ce qui peut prendre la suite dans un
monde que nous savons limité, et de comprendre ce que peuvent être, dans un tel
contexte, les valeurs, la culture, les principes de fonctionnement, d’une
nouvelle civilisation. Cette civilisation, je l’ai décris dans le management du
troisième millénaire comme celle de la société de l’information et de la
création, qui vient poursuivre la société du commerce et de l’industrie.
-
Quels grands traits caractérise cette nouvelle civilisation ?
-
L’ère de la création et de la communication se définit dans tous les domaines par
contraste avec les ères qui l’ont précédée. En étudiant l’ère de l’industrie et
du commerce, on peut clairement séparer trois grande phases distinctes :
une première phase, jusque dans les années 60, où l’offre est inférieure à la
demande. À ce moment-là, le facteur clé déterminant de la création de valeur
est le capital. C’est en effet le capital qui permet la construction des grands
sites de production, qui serviront à proposer des produits sur un marché à
forte demande. Or dans les années 70, commencent à apparaître des
dysfonctionnements. Les systèmes communistes produisent des biens de masse,
mais en étant incapables d’ajuster l’offre à la demande ; le système
libéral, lui, sait parfaitement adapter l’offre à la demande en recourant
notamment au marketing, aux études de marché, à l’écoute client ; mais
dans le même temps, il convainc le consommateur d’acheter toujours plus. Le
citoyen tend dès lors à se transformer en consommateur. On passe d’une économie
de marché à une société de marché, où tout se met à tourner autour de
l’économique.
Dès
« le Management du troisième millénaire », je posais que la création
de valeur ne résultait pas uniquement, comme au plus fort de l’ère de
l’industrie et du commerce, de la valorisation classique du capital investi. De
même, le couple capital-outil de production, qui est au cœur du processus de
création de valeur de la société industrielle, se marginalise. Ce qui devient
essentiel, dans la nouvelle ère, c’est l’accès à l’information et la capacité à
créer une information innovante. Pourquoi ? Parce que le passage d’une
économie de la demande à une économie de l’offre, dans les années 70, a
introduit l’innovation comme un facteur-clé de compétitivité. Les entreprises
ont besoin d’idées afin de se diversifier dans un contexte de concurrence
accrue. Ce mouvement ne cesse de s’amplifier : la nouveauté, qui était à
l’origine un « plus », devient une condition nécessaire pour exister.
Ce qui fait la valeur n’est donc plus la capacité de production. Ce qui permet
d’écouler et de vendre avec profit un produit, c’est sa
« nouveauté », le caractère créatif et innovant du produit.
De ce fait, le facteur de production différenciant n’est plus le
capital, mais l’intelligence créatrice et proactive. Quelques exemples
illustrent parfaitement cette idée. General Motors, par exemple a fait preuve
de réactivité en renouvelant sans cesse son offre de 4x4 au moment où les
Américains désiraient acheter ce type de véhicules. Mais
Toyota a mieux senti et ancipité la transformation planétaire. Le groupe
japonais s’est lancé dans la recherche sur les véhicules hybrides, de façon
pro-active, quand personne ne réclamait de tels produits. De même, Steve Jobs
n’a jamais lancé et trouvé d’inspiration dans les études de marché pour lancer
le Macintosh, l’iPod et l’iPhone, tout simplement parce que les besoins, au
moment où ont été créés ces produits, n’existaient pas. C’est cela la
différence entre la réactivité et la pro-activité. Dès lors, pour les
entreprises - et j’ai défini cela dans
un second ouvrage, le Dirigeant du troisième millénaire - le défi consiste à
adopter un management qui repose sur l’écoute, la valorisation des
caractéristiques personnelles, l’épanouissement collectif et individuel. Cela
en s’appuyant et en maîtrisant les modes de management qui ont précédés lors
des trois autres ères – la fascination, l’instinct, l’enthousiasme dans l’ère
chasse-cueillette, l’organisation hiérarchique, l’ordre, le contrôle de
l’agriculture-élevage, la compétition, la négociation, l’intéressement aux
résultats de l’ère du commerce et de l’industrie… Mais il s’agit de replacer
toutes ces dimensions du management au service du processus créatif.
-
Vous avez aussi évoqué bien d’autres traits de cette nouvelle civilisation.
Quels sont ceux qui vous paraissent les plus centraux, et que doivent connaître
les dirigeants d’aujourd’hui pour mieux comprendre leur environnement ?
-
Comme nous l’avons évoqué, l’ère industrielle est avant tout basée sur les
techniques, la capacité à maîtriser et à mobiliser l’énergie, et le
développement des sciences, qui ont permis de connaître et d’approfondir le
monde de l’infiniment grand et de l’infiniment petit. La grande caractéristique
de la nouvelle ère, et chacun peut en faire le constat, c’est le développement
extraordinaire de l’informatique.
De
même, le pétrole, le nucléaire, étaient des énergies placées au cœur de l’ère
industrielle, dominée par le modèle de la voiture et celui de l’agriculture
industrielle, rendue possible à la fois par le développement du machinisme
agricole et des engrais, eux-mêmes dérivés du pétrole. Or l’énergie clé de la
nouvelle civilisation, c’est la circulation de l’information, la capacité à la
comprendre, à la transformer et à la proposer avec une valeur qui apporte une
différence et réponde à des aspirations fondamentales de l’homme. Google, les
réseaux sociaux, correspondent en cela parfaitement aux innovations
caractéristiques de cette ère. Inventer un moteur de recherche qui permette
d’avoir accès à une multiplicité de connaissances disponibles sur la planète,
relève bien de l’essentiel pour nos sociétés. Le ressort de ces innovations
n’est plus le pétrole, mais la création, l’intelligence, l’innovation.
Le
pouvoir, ensuite, n’est plus lié à la détention du capital, mais à la capacité
de faire émerger de l’altérité et de la différence. Si l’on n’est pas capable
de créer de la différence, de révéler des besoins profonds, authentiques, qui
répondent dans le même temps à un développement durable de l’homme, alors
on ne crée pas de valeur dans la société de la création et de la communication.
Tout
cela nous amène aussi à une nouvelle manière de penser le monde. À l’ère de la
chasse-cueillette ont prévalu les animismes. L’ère de l’agriculture et de
l’élevage a vu le développement des grands monothéismes. L’âge du commerce et
de l’industrie est celle du triomphe de Descartes, c’est-à-dire de la pensée
scientifique mécaniste. Or le moteur de pensée de l’ère de la création et de la
consommation, c’est la pensée systémique. Apparue dans les années 50, elle a
notamment été diffusée en France par Joël de Rosnay* et Edgar Morin. Mon
ouvrage « le Management du troisième millénaire » est une tentative
pour appliquer la pensée systémique à la dimension économique et
entrepreunariale. Aux Etats-Unis, Peter Senge, dans « la
Cinquième discipline »*3, adopte à peu près au même
moment une approche identique. La nouveauté de la systématique consiste à
substituer à une pensée mécaniste scientifique, qui pense la réalité comme une
succession de relations et chaînes de causes à effets, une réalité beaucoup
plus complexe, faite d’un ensemble de systèmes qui interagissent entre eux.
Cette nouvelle appréhension de la réalité constitue une rupture majeure.
Jusqu’alors, les sciences et tous les champs de la connaissance étaient
appréhendés dans des processus de décomposition qui séquençaient la réalité en
sous-domaines de spécialités. Notre civilisation a ainsi des connaissances
approfondies sur une toute petite partie des savoirs, et une grande
méconnaissance du tout. Or il est fondamental aujourd’hui d’aborder les
problèmes dans leur globalité. La crise écologique, par exemple, est une crise
du tout, et non de la partie. Le premier apport de la systémique est la
découverte des inter relations et interactions qui gouvernent le monde, et
vient poser la nécessité des approches transdisciplinaires. C’est notamment ce
constat qui a conduit plusieurs chercheurs français à créer, en février 2008, l’Université Intégrale*4. De nombreux think tank se sont déjà constitués par le
monde selon cette philosophie, comme la New Economics Foundation*4,
ou le Club de Budapest*5.
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Dans cette nouvelle ère, l’information occupe une place tout à fait majeure.
Pouvez-vous détailler cette dimension ?
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Sous l’ère de la chasse-cueillette, prévalaient la communication orale et le
bouche-à-oreille. L’ère de l’agriculture-élevage est celle de l’écrit, qui a
permis la naissance d’une approche historique, et la création, finalement, de
l’Histoire. L’ère de l’industrie et du commerce a vu le développement
extraordinaire de l’imprimerie et celle des mass-media. La grande rupture de
l’ère de la création et de la communication, c’est celle du développement des
réseaux, qui dépassent de loin les mass media, parce qu’ils font de nous à la
fois des émetteurs et des récepteurs. Nous ne sommes encore qu’au balbutiement
des sociétés en réseau, mais ses implications sont multiples. Nous passons
ainsi d’une société où des dirigeants et des élus gèrent une information peu
fluide, à un monde de diffusion et d’interactions en temps réel entre
dirigeants et citoyens. Cette nouvelle civilisation d’individus qui ne cessent
d’échanger entre eux a également comme caractéristique de faire évoluer leur
conscience en temps réel. Nous sommes à ce titre les premiers êtres humains à
naître dans un système de représentation donné, à se développer et à apprendre
à vivre dans d’autres systèmes de représentation, avant de mourir dans un autre
encore différent. Pour chacun d’entre nous, le temps s’accélère, nous sommes
appelés à changer au moins tous les dix ans de métier, et ces changements
s’accompagnent à chaque fois de bouleversements de nos systèmes de
représentation. Du fait de la globalisation et de la communication en réseaux,
nous sommes de surcroît sans cesse confrontés à d’autres cultures, à d’autres
systèmes de représentation du monde, qui viennent réinterroger les nôtres.
C’est en ce sens que je pense que la création, dans cette nouvelle ère, tient
une place fondamentale. Dans les domaines des sciences, de l’art, de la philosophie,
la création vient constamment réinitialiser le cosmos sur de nouvelles bases.
Ce n’est d’ailleurs par un hasard si, à l’heure où se développaient les
théories d’Einstein sur la relativité, Kandisky concevait en 1910 sa première
toile abstraite. Les créateurs nous invitent sans cesse à porter un nouveau
regard sur l’ensemble de nos représentations, et réinitialisent notre vision
spirituelle du monde. Tout cela ne nous éloigne pas du management, bien au
contraire : dans le monde de l’entreprise, des sociétés comme Google,
Apple, ont su générer des innovations porteuses de nouvelles visions de la
société.
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Votre analyse remonte au milieu des années 80. N’êtes-vous pas surpris par la
justesse avec laquelle la réalité vous donne raison sur tous ces points ?
-
Ce qui me surprend, ce n’est pas tant la rapidité avec laquelle les techniques
que je décrivais – l’informatique, les réseaux… - sont venues s’inscrire dans
notre quotidien, mais c’est plutôt l’aspect spectaculaire avec lequel la
société de la création et de la communication s’est imposée. La royauté a mis
1000 ans en France pour s’affirmer pleinement, la dynastie Rothschild 100 ans,
Microsoft 10 ans, et Google un an ! Et le plus étonnant, de mon point de
vue, est le temps de réaction qu’il faut pour que les hommes politiques
construisent un discours adapté. Cela s’explique fort bien, puisque la plupart
d’entre eux restent enfermés à l’ère du commerce et de l’industrie. Ils ne sont
pas les seuls. Tous les grands appareils – les partis politiques, les
syndicats, les Universités, la presse… - nés au XIXème siècle, se pensent
encore sous cette ère-là. Ces modes de pensée deviennent obsolètes. Un point me
surprend encore : lorsque j’écrivais « le Management du troisième
millénaire », je pensais qu’il y aurait dans le futur beaucoup moins de
manifestations spectaculaires dans les techniques et l’instrumental, mais
beaucoup plus d’efforts dans la réflexion et la recherche sur la nouvelle
civilisation en émergence. D’ailleurs, il y a 20 ans en arrière, je n’avais
aucun souci pour trouver des financements qui permettent d’explorer ces voies
innovantes. Aujourd’hui, alors que ces réflexions deviennent urgentes, les
difficultés pour trouver des financements sont extrêmes ! Encore un autre
point d’étonnement : je n’avais pas non plus anticipé que les limites de
planète surgiraient aussi rapidement sous nos yeux, de toutes parts.
Et
pourtant, nous sommes dans l’incapacité de penser tout cela ! D’où la
nécessité d’investir dans cette réflexion novatrice, de créer des échanges, des
interactions entre les centres de recherche, et de promouvoir, comme il y a eu
des chambres de commerce et d’industrie pour accompagner l’ère précédente, des
chambres de réflexion et de communication fonctionnant en réseaux !
-
Pour finir, qu’est-ce qui vous donne l’espoir que la société progresse dans la
prise de conscience des changements à opérer ?
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Rappelons-nous qu’une crise, ce sont à la fois des risques et des opportunités.
Or la France a de grandes opportunités devant elles. La plupart des penseurs
qui ont évoqué cette nouvelle civilisation de l’immatériel – qu’il s’agisse
d’Edgar Morin, de Thierry Gaudin, de Joël de Rosnay - sont Français. Lors du
passage de la civilisation de l’agriculture-élevage au commerce et à l’industrie,
la France a déjà su inventer des concepts clés, comme la séparation des
pouvoirs, la démocratie moderne ; le Code Napoléon a aussi été repris dans
le monde entier. Nous vivons une période historique où la France pourrait
prendre la tête d’un mouvement. On évalue entre 20 et 30% de la population
totale le nombre de « créatifs-culturels » sensibles aux enjeux
écologiques et planétaires, au droit et à l’émancipation des minorités,
intéressés par les cultures dans leur diversité. Ce sont des individus qui font
du développement personnel pour mieux comprendre ce qui se passe aujourd’hui.
Ils sont dans des logiques proactives. C’est le parti des gens enthousiasmés
par exemple par l’élection, aux Etats-Unis, de Barack Obama, qui ne sont ni de
droite, ni de gauche, mais qui réfléchissent en terme de transformation de la
société. Or il est capital aujourd’hui de mener ce travail collectif, car une
nouvelle civilisation ne sort jamais de la tête de quelques-uns. Elle ne peut
résulter que d’un grand débat mondial. Et tout nous invite aujourd’hui à
devenir les créateurs de cette nouvelle civilisation !
*1Le management systémique de la
complexité, aux éditions du Ministère de la Recherche, 1990. Réédition sous le titre, Le
management du troisième millénaire, aux éditions Guy Trédaniel en 1991, 1999
et 2005.
*2.
La Macrocospe, Joël de Rosnay*, Éditions du Seuil, 1975.
*3 Peter Senge, avec Alain Gauthier, « la Cinquième discipline », First Éditions,
1991.
*4 New Economics Foundation, Fondation pour les Nouvelles Économies
ou Alternatives Économiques), créée au Royaume-Uni en 1986. La NEF est un
groupe de réflexion et d’action travaillant à un « nouveau modèle de
création de richesses fondé sur l’égalité, la diversité et la stabilité
économique ».
*5 Réseau international sur les enjeux du
futur rassemblant des personnalités comme Michael Gorbatchev, le Dalaï Lama. Il
est actuellement présidé par le philosophe des sciences Ervin Laszlo.
Inserts :
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La question du diagnostic est d’autant plus importante que la crise que nous
traversons est profonde.
. La grande rupture de l’ère de la création et de la
communication, c’est celle du développement des réseaux.
. Nous vivons une période historique où la France
pourrait prendre la tête d’un mouvement.
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