2014/03/27

Mais que cherchent les artistes contemporains ?


Mais que cherchent les artistes contemporains ?
Eric AeschimannPar Eric Aeschimann

Ils coupent des veaux en deux ou exposent des peluches géantes. La sociologue Nathalie Heinich nous explique pourquoi.


Le Nouvel Observateur Vous estimez que l'art contemporain n'est pas la simple prolongation de l'art moderne, mais relève, comme l'indique le titre de votre livre «le Paradigme de l'art contemporain», d'une logique entièrement différente.

Nathalie Heinich On a tendance à utiliser «art moderne» et «art contemporain» comme des termes équivalents, dont la seule différence serait chronologique. C'est une erreur : il y a autant de différences entre l'art contemporain et l'art moderne qu'entre l'art moderne et l'art classique. Chacun se distingue par des règles du jeu implicites, qui forment ce que Thomas Kuhn appelait un «paradigme».

Ainsi, l'art moderne repose sur la transgression des règles de la figuration classique (impressionnisme, cubisme, surréalisme... ). L'art contemporain, lui, transgresse la notion même d'œuvre d'art telle qu'elle est communément admise. Par exemple, l'œuvre ne sera plus faite de la main de l'artiste mais usinée par des tiers. L'acte artistique ne réside plus dans la fabrication de l'objet mais dans sa conception, dans les discours qui l'accompagnent, les réactions qu'il suscite... L'oeuvre peut être éphémère, évolutive, biodégradable, blasphématoire, indécente.

Un courant apparu dans les années 1980, le «simulationnisme», proposait même de faire disparaître toute idée d'originalité, puisqu'il s'agissait de reproduire avec la plus grande exactitude des œuvres déjà existantes. L'art contemporain est une invention permanente des manières d'expérimenter les limites ontologiques (la notion d'œuvre) et morales (la façon d'être de l'artiste). D'où la violence des réactions qu'il suscite.

Damien Hirst et Jeff Koons, probablement les deux figures les plus connues aujourd'hui de l'art contemporain, illustrent-ils ce paradigme ?

Même s'ils ne sont qu'un épiphénomène de l'art contemporain, ils illustrent bien en effet la rupture avec les conventions de l'art moderne. Jeff Koons est un ancien trader et s'habille en complet veston, contrastant avec les pantalons de velours fatigués de l'artiste bohème.

Lui et Hirst ne cachent pas qu'ils gagnent beaucoup d'argent, et qu'ils en dépensent beaucoup aussi. Ce sont des entrepreneurs, avec des ateliers de plusieurs dizaines de personnes qui réalisent leurs œuvres, et que l'on retrouve autant en pages people des journaux qu'en pages culture. Leurs œuvres se situent au croisement du sensationnalisme et de la culture populaire: Hirst expose un veau coupé en deux et conservé dans le formol, Koons construit des peluches monumentales. Cette tendance correspond à l'arrivée sur le marché de l'art de nouveaux acheteurs liés à la financiarisation de l'économie mondiale (traders, bourgeoisie des pays émergents).

Depuis une quinzaine d'années s'est formée une bulle artistico-fnancière qui a porté certaines oeuvres à des prix extravagants, ce qui résonne avec l'esprit de ces oeuvres - le kitsch, le cynisme, le spectaculaire. Mais l'art contemporain, qui existe depuis une soixantaine d'années, ne se réduit pas à cette variante assez récente et à vrai dire assez extrême: d'autres courants, plus intellectualisés ou plus émotionnels ou sensoriels, sont davantage appréciés par la plupart des critiques, à l'image de Joseph Beuys ou Daniel Buren, Christian Boltanski, Bill Viola, James Turrell, Anish Kapoor, ou encore, pour remonter dans le temps, Marcel Duchamp et ses fameux ready-mades.


L'art contemporain se distingue également par un nouveau système d'exposition et de commercialisation, et donc de reconnaissance de l'artiste.

Là encore s'est produit un changement de paradigme : en art moderne, la reconnaissance d'un artiste nouveau se faisait d'abord par les galeries et les collectionneurs ; ensuite venaient les musées et enfin le public. En art contemporain, le personnage central est, avec le critique, le commissaire d'exposition, un métier relativement nouveau. Le commissaire opère pour un organisme public - musée, biennale, centre d'art -, et ses choix vont permettre à la cote d'un artiste de décoller. Toutefois, cette prépondérance du public sur le privé tend à se renverser avec la «bulle» des quinze dernières années, où le marché a repris un rôle majeur, du moins pour la consécration des artistes déjà repérés.

Certains artistes se muent en hommes d'affaires et certains hommes d'affaires sont des collectionneurs très actifs. L'art contemporain serait-il devenu le miroir d'une époque régie par la finance?

Depuis toujours la possession d'une œuvre d'art est un moyen privilégié pour afficher sa puissance: la rareté de la pièce unique attise la spéculation. Mais, pas plus que Michel-Ange n'était que le «miroir» de la puissance papale, l'art contemporain ne peut être réduit à un miroir de la finance moderne - ne serait-ce qu'en raison du poids des pouvoirs publics dans sa promotion, qui lui vaut chez certains l'accusation d'être un «art officiel» .

L'art contemporain actuel est, comme le monde marchand, mondialisé: il n'y a plus guère d'écoles nationales, et les propositions artistiques circulent autour de la planète comme les ordres de Bourse. Le rapport au temps est lui aussi en consonance avec la culture actuelle: les intermédiaires cherchent à promouvoir des artistes toujours plus jeunes, et l'on voit des artistes qui ont eu très tôt leur heure de gloire retomber brutalement dans l'anonymat. Le passé s'oublie de plus en plus vite, les artistes arrivent avec une culture de plus en plus axée sur le temps présent, et certains critiques aussi. Il n'existe plus guère non plus de groupes d'artistes, comme dans l'art moderne et dans la première génération de l'art contemporain - autre tendance en phase avec un individualisme généralisé.

Au fond, on se demande ce que cherche l'artiste contemporain.

L'artiste moderne déconstruisait les règles académiques de la figuration au nom d'un impératif romantique: l'expression de l'intériorité. Cette quête exigeait que l'artiste lui sacrifie une réussite trop facile, la vocation devant l'emporter sur la consécration à court terme.

L'art contemporain transgresse aussi cet impératif: l'intériorité devient un stéréotype dont on se joue, en affectant au besoin des postures de dandy ou de cynique. Jeff Koons peut ainsi déclarer : «Le marché est le meilleur critique [...]. Mon œuvre n'a aucune valeur esthétique [...]. Je pense que le goût n'a aucune importance.»

Et Maurizio Cattelan raconte comment, pour une de ses expositions, il avait convaincu ses galeristes de s'habiller en Jane et Tarzan, ou d'organiser un voyage en jet privé sur une décharge de Naples. L'artiste d'hier était maudit, incompris, forcément malheureux: tel était le prix à payer pour incarner une nouvelle forme d'élite. Celui du troisième millénaire peut réaliser les idées les plus farfelues sans que les institutions ne posent de limites - au contraire, elles encouragent ce que certains nomment des «questionnements», d'autres des «provocations». Comme si l'artiste était implicitement chargé par le public d'incarner un fantasme de toute-puissance...

Votre livre ne porte pas de jugement direct, mais on croit comprendre que votre appréciation globale sur l'art contemporain est plutôt négative.

Je travaille sur le sujet depuis près de trente ans, en tâchant de le faire non comme critique d'art mais comme sociologue. Le rôle d'un chercheur n'est pas de trancher entre ces opinions, mais de dégager les valeurs qui les sous-tendent. Pour certains, l'art contemporain est un révélateur désolant et une caricature navrante des travers les plus infantiles de l'époque. Pour d'autres, c'est au contraire un outil de réflexion fascinant et même une catharsis saine et souhaitable.

Quant à mon opinion personnelle, elle est des plus banales: certaines propositions en art contemporain me paraissent magnifiques, d'autres sans aucun intérêt. Du reste, c'est l'une des grandes caractéristiques de l'art contemporain que de pousser à avoir une opinion, d'être un excitant à opinion. Et, en cela aussi, il appartient bien à notre époque.

Propos recueillis par Eric Aeschimann

NATHALIE HEINICH, sociologue, directrice de recherche au CNRS, vient de publier "le Paradigme de l'art contemporain" (Gallimard), qui est le point d'aboutissement du travail qu'elle mène depuis une trentaine d'années sur le sujet. Elle a également publié "Pourquoi Bourdieu" (Gallimard, 2007), où elle analyse sa rupture avec le sociologue, et "Maisons perdues" (Thierry Marchaisse, 2013), où elle évoque son enfance.

Source: "le Nouvel Observateur" du 27 mars 2014.

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