ISBN : 9781836120131 |
Conclusion du livre
La Prospective en action
Michel Saloff-Coste
1 Aout 2024
Dans cette conclusion nous aimerions mettre en exergue les caractéristiques spécifiques de ce livre et la valeur singulière qu’il a dans la perspective de l’évolution de la prospective. Il est aussi important d’en tirer des éléments sur le futur de la prospective et la manière de continuer à avancer dans ce contexte.
Ce livre est singulier car il donne la parole à des praticiens de la prospective et de la stratégie engagées dans des contexte très différents. L’étude des écosystèmes innovants les plus dynamiques de la planète[1] a montré l’importance du dialogue entre les entreprises, les territoires et les universités dans les dynamiques d’innovation. Ce livre montre en particulier que le travail prospectif devient essentiel dans cette dynamique dite de la « triple hélice ». L’anthropocène, marquée par le pouvoir exorbitant de l’humain sur le futur de la planète, rend le dialogue sur le futur incontournable tant au niveau local que global. Ce livre propose donc une mise en perspective de la prospective territoriale, entrepreneuriale et universitaire dans un contexte de transition planétaire et de transformation civilisationnelle.
Un des métiers clés du futur est et sera de plus en plus l’analyse stratégique des données. Or ce travail d’analyse ne peut se faire sans une compréhension prospective, profonde et à long terme des enjeux. C’est pourquoi il est important que l’étude du futur fasse l’objet d’une sensibilisation dès le plus jeune âge en primaire et en secondaire et soit enseignée dans les études supérieures universitaires et donne naissance à des cursus de licence, master et doctorat.
La pratique de l’étude du futur, la compréhension des enjeux et la maîtrise de la prospective dans l’action redonnent aux jeunes la possibilité de construire du sens à leur vie. De la même manière que la Renaissance a inventé la perspective dans la représentation à deux dimensions de l’espace, le XXIème siècle à travers la diffusion de l’étude du futur permet à chacun d’instant en instant dans le présent de construire du sens à sa vie.
Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU l’a très bien compris dans son allocution du 25 avril 2025 : « Nous ne pouvons pas résoudre les problèmes du XXIème siècle avec des outils du XXème siècle, nous avons besoin de réinventer les Nations Unies en actualisant notre organisation à partir des connaissances de l’innovation, les solutions numériques, l’étude du futur et les sciences comportementales pour mieux soutenir les populations dans le monde entier. » ( « We can't solve 21st century problems with 20th century tools, we need to reinvent the United Nations by updating our organization with the knowledge of innovation, digital solutions, futures studies and behavioral sciences to better support people in the entire world »). Ce livre s’inscrit parfaitement dans cette invitation des Nations Unies à repenser notre développement sur des nouvelles bases.
L’étude du futur, en anglais « foresight », « future studies », la prospective, s’est développée après la seconde guerre mondiale dans le cadre de la reconstruction planétaire sur les bases du développement industriel. Cette première phase d’essor a été marquée par la planification des 30 années dites « Glorieuses » qui ont été marquée par un développement planétaire jamais connu dans toute l’histoire de l’humanité.
A partir des années 1970, la saturation des marchés, le choc pétrolier et les ruptures technologiques rendent les prédictions de plus en plus difficiles. L’utopie d’un futur prédictible permettant une planification maîtrisée apparait de plus en plus difficile. La théorie des systèmes, la systémique, l’étude de la complexité et des processus chaotiques permettent alors de mieux comprendre l’impossibilité de définir totalement le futur. Les interactions de toute sortes, le chaos qui en résulte, les effets papillons, dans un monde complexe rend la prédiction de plus en plus difficile. Dès lors, on ne peut pas vraiment prédire le futur mais on peut se préparer à différentes possibilités et élargir son cône de vision stratégique. L’étude du futur en ouvrant de nouvelles possibilités stratégiques permet de se distinguer dans la compétition planétaire par des cheminements créatifs permettant d’échapper aux concurrences frontales.
Plus récemment, l’amplification des grands risques planétaires avérés comme la prolifération nucléaire, le réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité, la limite des ressources naturels et le caractère exponentiel de l’intelligence artificielle a rendu la prospective incontournable afin de prendre les virages quand cela est encore possible. Avec l’anthropocène, la prospective passe de « nice to have » à « must to have » : l’étude du futur devient incontournable à tous les niveaux d’échelle du local au global.
L’objectif du réseau de recherche en prospective internationale : International Foresight Research Network est de mieux comprendre les enjeux planétaires et de créer un triangle réflexif entre les universités, les territoires et les entreprises. La nature de ce réseau s’inscrit donc dans la prospective du troisième type, une prospective collaborative, fractale à différents niveaux d’échelle. Ce réseau d’échanges répond à la demande de l’ONU de travailler entre parties prenantes, au cœur des débats planétaires que l’ONU et l’UNESCO organisent. Ce réseau qui devra prendre forme et se structurer, doit aussi garder un côté informel, afin de créer des espaces où chacun puisse parler librement et élaborer des connaissances exploratrices en dehors des pressions opérationnelles.
Dans cette dernière partie de la conclusion, la conclusion de la conclusion, il est intéressant d’ouvrir le débat sur le futur du futur. La question du futur débouche fondamentalement sur la question de ce qu’est le temps. Le temps tel qu’il a été conçu par les chasseurs cueilleurs pendant un million d’années dominés par différentes formes de chamanismes ; le temps tel qu’il a été conçu par les agriculteurs-éleveurs à partir du néolithique à travers l’apparition des grandes religions et des grands systèmes de pensées analogiques ; le temps tel qu’il a été mesuré par la science de manière de plus en plus précise à partir de la Renaissance avec le développement industriel ; le temps tel que la physique quantique nous le décrit avec le l’essor de la société de création et de communication informationnelle.
Ces quatre manières d’imaginer le temps sont très différentes pourtant elles continuent à animer l’imaginaire du monde et en se mélangeant, à créer des conflits civilisationnels de représentation que l’on peut observer un peu partout.
Penser le futur, c’est penser l’épistémologie de la connaissance. Comment se construit la connaissance ? Comment distinguer parmi les différentes narrations leurs bases axiomatiques souterraines ? Comment distinguer des vérités sur lesquelles établir un discours du futur, des mensonges et des incohérences qui falsifient le futur ?
L’étude du futur renvoie, au-delà de la nature du temps, à la question encore plus fondamentale et ontologique, qu’est-ce que la vérité ? Le futur de l’espèce humaine pose la question de la singularité de l’humanité, ce que signifie être humain aujourd’hui et demain.
L’humanité ne pourra pas faire face aux risques majeurs auxquels elle est confrontée sans poser la question du dépassement des logiques nationalistes et des guerres qui ont dominé son histoire. Faire face aux enjeux actuels ne peut se faire que dans un dialogue planétaire inter-civilisationnel et une compréhension mutuelle. Une troisième guerre mondiale dans un contexte de réchauffement climatique, de rareté des ressources et de prolifération nucléaire ne ferait que précipiter la fin de notre espèce, la fin de l’humanité, comme nous l’avons déjà fait pour de nombreuses espèces animales dans le passé. Les problématiques sont planétaires, la pollution n’a pas de frontières et encore moins les mensonges !
Comprendre en profondeur l’apport extraordinaire de chaque culture, retrouver la compréhension de nos histoires différentes avec leurs rituels, leurs mythes et leurs croyances est un élément d’enrichissement et de pacification à l‘intérieur de chacun de nous. Le XXIème siècle appelle une science ouverte, un art de la compréhension, une spiritualité de l’altérité. Si l’humanité veut donner un sens à cette petite planète extraordinairement vivante, au milieu d’un infini désert minéral, il est essentiel que chacun fasse la paix avec lui-même et avec les autres dans la reconnaissance de l’unité dans la diversité. Ce sont toutes nos différences qui font nos richesses. L’extraordinaire développement de nos moyens de communication et d’échange ont transformé la planète en un gigantesque cerveau global qui à travers la connexion de 8 milliards de cerveaux élabore de nouvelles connaissances à la vitesse de la lumière. Nous produisons plus de connaissances aujourd’hui en une année que nous l’avons fait dans notre histoire antérieure. Cette explosion de la connaissance nous permet d’imaginer un futur humain, plus humain pour chacun d’entre nous. Comment déployer aujourd’hui dans toute sa beauté, sa vérité et sa bonté l’incroyable aventure de l’humanité vers la connaissance et la sagesse ?
Une autre dimension évidente de la transformation de la nature même de notre futur va être dans ces prochaines années, le développement exponentiel de l’intelligence artificielle.
L’intelligence artificielle en synthétisant de manière automatique l’ensemble des connaissances humaines à chaque instant pour le rendre accessible à chaque personne en fonction de sa capacité à comprendre, multiplie à l’infini les possibilités d’éducation adaptée aux développements de chacun. Chacun de nos cerveaux est unique de manière infiniment plus complexe que nos empruntes digitales. Permettre à chacun de développer à sa manière en fonction de ses capacités spécifiques le potentiel de son cerveau, pourrait déboucher à une civilisation reconnaissant spécifiquement le génie singulier de chacun.
Non seulement l’intelligence artificielle permet de modéliser la sémantique singulière d’une œuvre et de développer des extensions à l’infini : par exemple continuer l’œuvre de Mozart à partir de la compréhension sémiologique de son œuvre ; mais l’intelligence artificielle permet surtout d’inviter chacun à inventer sa propre sémantique en connaissance de tout ce qui a existé préalablement.
L’intelligence artificielle permet déjà d’explorer systématiquement des combinaisons cognitives nouvelles à l’infini à une vitesse inouïe comme par exemple dans l’exploration des combinaisons chimiques moléculaires pour des traitements divers, mais elle permet aussi à chaque individu de proposer un miroir analytique de son histoire cognitive en lui permettant de la développer au mieux d’instant en instant.
Comprendre le futur c’est comprendre le passé et l’intelligence artificielle dans sa capacité extensive de synthétiser toutes les données du passé va être un vecteur extraordinaire pour la compréhension de notre présent et la construction de scénarios futurs souhaitables. Alors même qu’il semble que nos contradictions, nos dissensions et les effets pervers de notre développement nous confrontent aux limites même de notre conscience et de notre intelligence, l’intelligence artificielle peut nous permettre de trouver des nouveaux chemins à l’instant même de notre impossibilité cognitive à en trouver.
Dès nos premiers travaux de prospective il y a 40 ans dans le cadre du ministère de la recherche et du centre de prospective et d’évaluation pour la rédaction du livre 2100 récit du prochain siècle, nous avons été clairement impressionnés par le fait que parmi tous les facteurs de transformations planétaires, l’élément déterminant était le développement de l’éducation. L’éducation a été réinventée dans le contexte de l’ère industrielle à partir de la Renaissance, l’éducation aujourd’hui doit être ré-imaginée dans un contexte de société caractérisée par la production de la connaissance, une société de l’information, une civilisation où le travail sera essentiellement dominé par la manipulation des connaissances, la création et la communication.
Nous avons à penser le futur de l’éducation au-delà des expertises verticales qui sont nécessaires mais non suffisantes pour faire de chacun d’entre nous des citoyens planétaires aptes à inventer et créer un futur souhaitable. Il est important de penser la capacité holistique à construire des cohérences interdisciplinaires horizontales pour répondre aux enjeux du XXIème siècle. Aujourd’hui, alors que l’ensemble des connaissances dans leurs caractéristiques plus spécialisées se périment plus vite que leurs diffusions, il est nécessaire pour chaque étudiant d’acquérir des capacités transversales lui permettant d’échanger créativement avec les autres en élaborant sa propre individuation, son propre génie, sa singularité ultime dans la reconnaissance paisible de l’altérité de l’autre.
Faire la paix avec soi-même, faire la paix avec les autres, faire la paix avec son passé, être dans la plénitude du présent, rayonner un futur lumineux : voilà les enjeux au cœur de la transformation de notre conscience humaine.
Le XXIème siècle pourrait devenir l’espace d’une transformation profonde de la nature même de notre conscience : un futur de l’espèce humaine rendu possible à travers une « individuation collaborative » .
L’histoire de notre humanité a été marquée par des scientifiques, des artistes et des sagesses spirituelles à travers leurs reconnaissances mutuelles et l’incroyable aventure cognitive qui fait l’essence de l’humanité.
Révéler le génie, les talents de chacun est la condition de l’épanouissement de toute l’humanité dans l’unité et la diversité.
[1] Cette étude a notamment donné lieu à la publication du livre Les écosystèmes innovants (ISTE).
Titre : La prospective en action
Sous-titre : anticipations et déploiements stratégiques des organisations face au futur
Coordonnateurs : Carine Dartiguepeyrou et Michel Saloff-Coste
ISBN : 9781836120131
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