Le Monde
Vendredi 29 Juin 1990
« LE MANAGEMENT NE PEUT QUE DEVENIR UN VERITABLE ART »
NOUS DECLARE MICHEL SALOFF-COSTE, CHERCHEUR EN STRATEGIE DE MANAGEMENT
« Le vingt et unième siècle sera spirituel ou ne sera pas » disait Malraux. Tel est sans conteste le point de vue de Michel Saloff-Coste, chercheur en management qui analyse le passage de notre économie de l’ère industrie-commerce à l’âge de la création et de la communication. Avec toutes les conséquences qui en découlent en matière de management, d’organisation et de conception des produits.
Selon vous, la société serait en train de changer d’activité dominante ?
Après trois millions d’années dominées par la chasse-cueillette, trente mille par l’agriculture-élevage et trois cents par l’industrie-commerce, l’humanité se prépare à une nouvelle civilisation caractérisée par la création et la communication. Aux Etats-Unis, plus de 50 % de la population exercent déjà des métiers ayant trait à ces dernières activités. Cette mutation fondamentale est liée à l’évolution technologique. A mesure que les machines maîtrisent toutes les fonctions répétitives, l’homme se concentre sur ce qui le distingue le plus radicalement ; c’est-à-dire sa capacité de créer et de communiquer. Parallèlement, l’informatique permet de constituer des réseaux d’information interactifs au-delà des frontières géographiques, nous faisant basculer dans un univers de communication planétaire.
L’industrie et le commerce ne vont pas pour autant disparaître, mais ils vont se trouver profondément métamorphosés et devenir un espace créatif, de la même manière que l’agriculture s’est industrialisée dans la phase précédente.
Sommes-nous déjà de plain-pied dans cette ère de communication-création ?
Nos systèmes d’encadrement et nos lois maintiennent encore nos économies dans un cadre structurellement commercial et industriel. Mais, ils sont minés par les entreprises déjà rentrées dans l’ère communication-création. Le malaise de nos démocraties stigmatise ce phénomène de fin de règne. Aussi, nous allons vraisemblablement passer par une période de désorganisation – liée à notre difficulté à comprendre le changement en cours – avant d’atteindre un nouvel équilibre. Cela étant, il existe en Europe, aux Etats-Unis et au Japon une vision plus ou moins claire de cette mutation. Ainsi, le Japon, pays le plus riche du monde, l’a parfaitement anticipée annonçant dans son dernier plan quinquennal que le défi de ses prochaines années n’est plus technologique mais humain. Ce qui est bien l’un des éléments de sa réussite économique. Par contre, une grande partie des sociétés françaises fonctionnent encore selon une mentalité industrie-commerce. Elles risquent donc de manquer le décollage de l’ère communication-création.
Les entreprises peuvent-elles s’adapter facilement à cette nouvelle époque ?
Dans le passé, les techniques n’évoluaient pas aussi rapidement. Aujourd’hui, une solution est vite caduque, ce qui implique une remise en question quasi permanente des structures de production. D’autre part, tous les domaines de la connaissance deviennent complexes et interdépendants : biologie et informatique, physique et philosophie… Aussi, les entreprises les plus aptes à intégrer cette nouvelle ère sont celles qui génèrent en elles le plus d’hétérogénéité et de « complexité intelligente ».
En attendant, comment cette évolution, ou plutôt cette désintégration, est-elle vécue par les entreprises ?
Il faut distinguer deux cas de figure. Dans le paradigme industriel et commercial, les entreprises ont atteint le même niveau technologique et fabriquent donc des produits quasiment identiques. Pour les imposer à l’échelle mondiale, elles se livrent une guerre économique impitoyable. Par contre, les firmes créatives, qui se sont déjà dépositionnées du marché, tirent remarquablement leur épingle du jeu comme Yves Rocher, Le Club Méditerranée ou la FNAC.
Quelles sont les caractéristiques des produits vendus par ces entreprises « new-look » ?
Nous nous écartons totalement de la production de masse de l’ère industrie-commerce. En effet, les produits sont non seulement excellents, ce qui est un minimum, mais surtout exceptionnels. Qu’il s’agisse d’un ordinateur, d’une voiture ou d’un paquet de cigarettes, la partie « fabrication » ne représente déjà plus aujourd'hui que 10 % du prix de vente, les 90 % restants sont de la création et de la communication. Les entreprises les plus en avance à l’heure actuelle ne vendent plus des produits au sens classique du terme mais des concepts. Plus, elles communiquent leur propre vision de la réalité. Prenez dix rasoirs, ils se valent quasiment tous sur le plan technique, c’est bien leur design qui fait la différence. Le constructeur Sony, véritable pionnier, a su dépasser la dimension technologique dans ses produits conçus comme des sculptures modernes. Quand Walt Disney parle de son entreprise, c’est sa façon d’envisager le monde qu’il défend. Les produits ne sont que les supports de cette vision.
Autre caractéristique : alors que les produits de l’âge industrie-commerce duraient une ou plusieurs générations, les produits de demain auront un cycle de vie très bref.
Comment être performant dans l’ère communication-création ?
L’âge de la création-communication est l’espace où l’homme va pouvoir s’exprimer dans sa plénitude. Les entreprises les plus performantes sont celles qui sauront laisser cours au potentiel de création et de communication de leurs ressources humaines. Les études montrent qu’il existe, notamment en France, un fantastique réservoir de créativité inexploité. Encore faut-il que l’on accepte le risque inhérent à toute acte créatif et que l’on valorise cette prise de risque.
Par ailleurs, les entreprises devront être capables de se remettre régulièrement en question, en d’autres termes de changer plusieurs fois de culture.
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La conception du management s’en trouve-t-elle modifiée ?
Dans les entreprises de demain, les salariés seront des partenaires réunis autour d’un projet commun qui engagera leur affect et leur enthousiasme. Dans ce contexte, le management ne peut que dépasser sa dimension formelle et scientifique pour devenir un véritable art. Un art à même de générer un courant créatif, de motiver les employés autour de l’idée créatrice et d’orchestrer l’effort collectif.
Le management doit donc conjuguer trois dimensions : le formel, garant de la stabilité de l’organisation, l’affect artistique dit niveau turbulent et l’ouverture spirituelle baptisée niveau vide. Rares sont encore les sociétés conscientes de ces niveaux turbulent et vide, car dans l’ère industrie-commerce, seul le niveau formel était valorisé.
Comment une entreprise peut-elle appréhender ces trois niveaux ?
Comme un être humain, une société a un corps, une âme et un esprit. L’informatique, parfaitement rationnelle, est « l’enveloppe » ; elle correspond à la définition du niveau formel. A travers sa communication, une firme révèle son âme et son lien avec le niveau turbulent. Enfin, la formation prépare les salariés à appréhender le niveau vide et son potentiel de créativité. Informatique, communication et formation sont les trois clés d’accès. Mais, ces disciplines sont souvent maniées sans grande cohérence entre elles.
Existe-t-il une méthodologie pour mettre en œuvre les changements que vous jugez nécessaires ?
Un processus de transformation en trois étapes peut être envisagé. L’entreprise doit d’abord analyser son niveau d’évolution par rapport à l’ère communication-création et son degré d’intégration des trois niveaux formel, turbulent et vide. Dans une deuxième phase, elle construit une stratégie d’adaptation. Enfin, elle mobilise l’ensemble des salariés autour des nouveaux enjeux en déployant toute sa créativité à travers son informatique, sa communication et sa formation.
Finalement l’organisation hiérarchique classique n’a plus de sens ?
L’émergence d’un nouveau style de management ne peut se traduire par une remise en question de l’organisation hiérarchique qui fait référence à une vision du monde mécaniste issue du dix-huitième siècle. Elle trouve sa pleine efficacité dans la production répétitive, mais elle est beaucoup moins performante lorsqu’il s’agit de travailler créativement ensemble.
L’important est bien que chaque salarié exprime sa sensibilité en chœur avec tous les autres à l’instar d’un orchestre de jazz où tous les instruments concourent à l’harmonie. C’est ce que j’appelle de façon plus conceptuelle un processus systémique interactif.
Comment se matérialise-t-il ? On voit surgir un peu partout des micro-cellules auto responsables qui se structurent de manière collégiale afin de réunir des compétences complémentaires qui puissent rentrer en synergie entre elles de façon informelle, sans idées de domination. Elles s’apparentent à des tribus rassemblées autour d’une sensibilité commune !
Quels rôles joueront L’Etat et les organisations professionnelles au sein de ces "tribus" ?
Dans la mesure où ils sont forgés par l'âge industriel et commercial, ils vont devoir, tout comme les entreprises, se remettre en question. Anticipant intelligemment, certains s’organisent comme des laboratoires où s’invente le futur, tandis que d’autres restent cristallisés sur des concepts anciens.
Quoi qu’il en soit, dans la mesure où nous allons vers un marché planétaire dérégulé, chaque organisation étatique ou non devient elle-même partie d’un système dont la complexité lui échappe largement. Aussi, elle doit défendre un point de vue sachant que celui-ci ne peut être que relatif.
Propos recueillis par
Catherine Levi
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