1993/03/08

1993 03 08 « CREATION-COMMUNICATION » UN ARTICLE DANS LA TRIBUNE



La Tribune Desfossés
Lundi 8 Mars 1993

« CREATION-COMMUNICATION »,
 UNE NOUVELLE ERE EST ARRIVEE

INTERVIEW : Michel Saloff-Coste est chercheur. Son domaine d’étude : l’entreprise du futur. Selon lui, l’époque « industrie-commerce » va laisser la place à l’ère « création-communication ». Le conseil qu’il propose pour bien vivre ce tournant : cultiver notre génie propre.

La Tribune : Pourquoi parler de nouvel âge ?

Michel Saloff-Coste : L’entreprise dominée par l’engineering a été remplacée par l’entreprise orientée marketing, puis la finance a pris le dessus. Les années 90 voient une prise en compte de plus en plus importante du facteur humain. En fait, nous sommes en train de passer d’une société où l’activité dominante est industrielle et commerciale à une société où l’homme passe de plus en plus de temps à des activités de création et de communication.

LT : C’est la fin de l’industrie ?

MSC : Non, pas plus que l’agriculture n’a disparu au moment de la révolution industrielle. Au contraire, l’agriculture, en s’industrialisant, a multiplié sa productivité tout en libérant les hommes des tâches agraires. De même, l’univers industriel et commercial est en train de s’informatiser en rendant obsolètes les spécialisations d’antan. Et l’Homme est ramené à ce qui le distingue parmi les vivants : sa capacité à créer et à communiquer de nouveaux concepts. Déjà, le coût de production matériel d’un produit est inférieur au coût de sa conceptualisation (création) et de la sensibilisation du public (communication). Mais il manque encore beaucoup de génie pour relever le défi de création et de communication de la fin du siècle.

LT : Le génie, c’est « la ressource humaine » ?

MSC : Le passage du poste de directeur du personnel à celui d’animateur des ressources humaines est symptomatique. C’est une tentative de valoriser ce qui apparaît finalement comme la principale ressource de l’entreprise ; mais on s’enfonce encore plus loin dans une sorte d’instrumentalisation mécaniste des ressources de l’homme, comme on l’a fait pour les ressources minérales, végétales et animales. Or, ce qui est important chez l’homme, c’est plutôt son génie, sa capacité à créer de l’altérité, du différent, du nouveau. Une capacité que l’ordinateur ne peut concurrencer.
L'acte créateur est un saut dans le vide. Il vient d'un au-delà de l'ordre et du désordre, et s'inscrit dans un processus d'inspiration où il faut accepter de se perdre avant de se trouver. C'est le propre du génie d'apporter un regard venu d'ailleurs sur les choses.

LT : Est-ce la fin des spécialistes ?

MSC : L’humanité a connu quatre vagues d’activité : chasse-cueillette, agriculture-élevage, industrie-commerce, et aujourd’hui création-communication. A chaque fois, c’est toute la manière d’envisager le monde, qui s’est trouvée transformée. Mais, il reste des constantes. L’une d’elles, qui s’affirme d’étape en étape, est la diversification croissante et la complexification des tâches remplies par l’homme. Mais c’est à l’époque industrie-commerce que la notion de spécialiste est devenu à la fois explicite et fondement de l’intégration sociale.
Nous savons aujourd’hui que 90 % des métiers de demain sont inconnus et qu’il nous faudra sans doute changer plus de cinq fois de domaine au cours d’une vie active. Peut-on encore parler de mutation des métiers alors que ce sur quoi nous débouchons remet en cause la notion même de métier ? De même que l’âge industrie-commerce a obligé l’homme à se spécialiser, l’âge création-communication implique l’homme dans son génie.

LT : Le génie ?

MSC : Il s’agit d’être capable d’apporter au monde ce trait bien particulier qui fait que nous ressemblons à aucun autre être. L’essence de notre être au monde. Alors que les mutations ne font que déboucher sur des mutations de plus en plus radicales, il est fondamental pour survivre d’astreindre en soi ce point de non-retour où l’on accède à la plénitude de soi. On est loin des formations ou des écoles spécialisantes de l’âge industrie-commerce, qui avaient l’avantage de nous éviter de nous poser trop de questions sur nous-mêmes. C’est à partir de cet ancrage dans notre génie que nous serons capables d’inventer notre métier qui aura sans doute la curieuse caractéristique d’être unique.
Une des choses les plus dures, quel que soit le niveau d’étude de mes interlocuteurs, est la difficulté à intégrer en profondeur les différentes couches de leur personnalité. Si découvrir son génie propre semble être simple, encore faut-il s’y autoriser et accepter de se vivre comme différent dans son entourage. Or, on nous pousse à être le meilleur c’est-à-dire comparable, donc semblable. Et ce que l’individu d’aujourd’hui ne se permet pas à lui-même est évidemment ce qu’il n’autorisera pas à autrui. Dans l’entreprise, derrière le discours banalisé et incantatoire sur la nécessité d’innovation, la meilleure manière de se faire exclure est d’apporter une idée réellement nouvelle.
Il existe trois niveaux de conscience relativement distincts permettant de mesurer la plus ou moins grande intégration de la personnalité de l’être : le niveau un, intellectuel formel (logique binaire : oui ou non), le niveau deux, affectif turbulent (logique intégrative : oui et non) et le niveau trois, spirituel vide (logique paradoxale : ni oui, ni non).
L’éducation habituelle s’adresse surtout au niveau un. Dans les années qui viennent, un des grands enjeux de l’homme consistera à permettre de rendre accessible au plus grand nombre la maîtrise des niveaux deux et trois.

Propos recueillis  par Didier Pourquery







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