2015/09/30

Le nouveau projet des géants de la technologie : défier la mort !

Objet : Le nouveau projet des géants de la technologie : défier la mort
(Article extrait du Dossier Sciences et Avenir no 823)

Pendant des siècles, les explorateurs ont parcouru le monde pour trouver la fontaine de Jouvence. Les milliardaires d’aujourd’hui pensent pouvoir la créer, grâce à la technologie et aux données numériques.
NUMÉRIQUE. Cet article est extrait du dossier "Vivre sans vieillir" du mensuel Sciences et Avenir n°823.

SAN FRANCISCO. Assis au bout d’une table de douze avec vue sur la ligne de gratte-ciels, Peter Thiel est en pleine conversation avec ses invités, un groupe éclectique de scientifiques engagés dans des recherches jugées radicales, voire hérétiques. Cela se passe en 2004 et Thiel, 47 ans, a récemment gagné un pactole en vendant PayPal, dont il est le cofondateur, à eBay. Après avoir dépensé une fraction de cette fortune pour se faire plaisir – une suite avec terrasse grand luxe au Four Seasons Hotel et une Ferrari gris métallisé –, il est en quête d’idées pour employer intelligemment son argent. Parmi ses invités figurent Cynthia Kenyon, spécialiste américaine de biologie moléculaire et de biogérontologie connue pour avoir réussi à doubler la durée de vie d’un ver par la manipulation d’un unique gène ; Aubrey de Grey, ancien informaticien britannique devenu théoricien qui prédit que les progrès de la médecine vont stopper le vieillissement, et Larry Page, cofondateur de Google, qui nourrit de grands projets pour améliorer la santé grâce aux téraoctets de données collectés par son moteur de recherche. Au cours de la conversation une question revient : la mort est-elle inévitable – ou n’est-elle qu’un problème à résoudre ? Plusieurs convives envisagent avec scepticisme la perspective d’atteindre l’immortalité. Mais que la science et la technologie puissent nous aider à vivre plus longtemps, jusqu’à 150 ans par exemple, voilà un objectif qui leur semble tout à fait digne d’intérêt. Quelques mois plus tard, Thiel signe ses premiers chèques à Cynthia Kenyon et Aubrey de Grey pour accélérer leurs recherches. Depuis, il a distribué des millions à d’autres chercheurs.
"Quand on est convaincu qu’on ne peut pas accomplir grand-chose et qu’on ne peut apporter qu’un bénéfice incrémental, on ne travaille que sur des projets incrémentaux. C’est un effet Pygmalion" a déclaré Thiel qui vaut selon les estimations 2,2 milliards de dollars. "Ce sont ceux qui envisagent avec optimisme ce qu’on peut faire qui façonneront l’avenir". Thiel et les géants technologiques qui ont fondé Google, Facebook, eBay, Napster et Netscape dépensent leurs milliards pour réécrire le programme scientifique des États-Unis et transformer la recherche biomédicale. Ils ont l’intention d’utiliser les outils de la technologie – les puces, les logiciels, les algorithmes et les mégadonnées qui leur ont permis de lancer la révolution de l’information – pour comprendre et améliorer ce qu’ils considèrent comme la machine la plus complexe qui soit : le corps humain. Ces entrepreneurs sont mus par une conviction : reconstruire, régénérer et reprogrammer les organes, les membres, les cellules et manipuler l’ADN des patients permettront aux humains de vivre plus longtemps et dans de meilleures conditions. Les travaux qu’ils financent vont de la découverte des mécanismes d’organismes vivants dotés d’une durée de vie incroyable à la fabrication de nanorobots capables de réparer le corps de l’intérieur, en passant par l’invention de méthodes susceptibles de reprogrammer votre ADN de naissance ou l’exploration de systèmes permettant de numériser le cerveau (cf. la théorie selon laquelle l’esprit pourrait continuer à vivre bien après la mort du corps).
"Je crois que l’évolution est un compte-rendu fidèle de la nature, estime Thiel. Mais il me semble que notre société devrait chercher à y échapper ou à la transcender". Larry Ellison, le fondateur d’Oracle, qui a annoncé souhaiter vivre éternellement, a accordé un don de plus de 430 millions de dollars à la recherche contre le vieillissement. "La mort n’a jamais eu de sens pour moi", n’a-t-il pas hésité à déclarer. Pendant la première étape de leurs carrières, les technologues ont consacré leur temps à résoudre les problèmes d’une industrie qui peut paraître prestigieuse mais qui, tout bien considéré, s’est construite sur la simple automatisation de tâches courantes : payer un livre en ligne, télécharger un épisode de série télé sur un smartphone et surveiller ses amis. En revanche, c’est en termes héroïques qu’ils décrivent leurs projets de recherche biomédicale et ils ne manquent pas d’évoquer ces intrigues de science-fiction où l’on voit le protagoniste sauver l’humanité de la destruction grâce à des prouesses technologiques. Reste que leur confiance dans ces prouesses tout comme dans leurs propres idées pourraient bien les conduire à sous-estimer les dangers des travaux qu’ils financent, lancent en guise d’avertissement certains philosophes de la science, rejoints par des historiens et des économistes. Leurs recherches sur les cellules souches, les neurosciences, les OGM et les virus, par exemple, manipulent en effet allègrement la nature et pourraient facilement mal tourner – en étant menées dans un espace largement dépourvu de toute régulation.
Même en cas de succès, le ralentissement ou l’arrêt du vieillissement pourrait entraîner des bouleversements sociaux d’une ampleur inédite, avec une pression accrue sur les ressources naturelles et sur l’économie. Ainsi, en vivant plus longtemps, travailleraient plus longtemps, ce qui mettrait inévitablement en péril des programmes sociaux déjà proches du point de rupture comme le système des retraites. La famille serait fondamentalement transformée : à quoi pourrait ressembler l’existence le jour où une demi-douzaine de générations, voire plus, vivront simultanément ? Personne n’est apparemment en mesure de le prédire. Laurie Zoloth, bioéthicienne à la Northwestern University, se demande si la passion des milliardaires pour la longévité ne doit pas autant à leur hubris qu’à leur souci du bien public. "Comment ne pas trouver exaltant d’appartenir à une espèce qui rêve en grandes dimensions, reconnaît-elle. Mais j’ai aussi envie d’appartenir à une espèce qui s’occupe des pauvres et des mourants, et j’ai peur que notre attention ne soit ainsi détournée vers un avenir radieux, en réalité un fantasme qui ne correspond en rien au monde dans lequel nous vivons".
"Je devine mieux que quiconque ou presque de quels maux je souffrirai – et j’ai des dizaines d’années pour m’y préparer". Sergey Brin, blog personnel.

Le meilleur des mondes

La transformation de la société américaine à laquelle se livrent les philanthropes entrepreneurs n’est pas sans rappeler l’aube du 20e siècle, ce temps où Andrew Carnegie et John D. Rockefeller avaient pris la tête d’une poignée d’industriels décidés à changer vraiment les choses. Ils sont à l’origine de la création d’établissements d’enseignement, de musées d’art et de bibliothèques publiques, institutionnalisant ainsi leurs idéaux de démocratie et d’égalité. Mais les philanthropes de notre Gilded Age sont plus nombreux, ils se sont enrichis plus vite et à un âge bien moindre que leurs ancêtres du siècle passé. L’influence grandissante des géants d’aujourd’hui coïncide avec une période d’inégalité croissante et sans précédent dans le monde. Un nouveau rapport d’Oxfam publié en janvier 2015 au Forum Économique Mondial de Davos, en Suisse, prévoit qu’en 2016, le 1% le plus riche de la population mondiale contrôlera plus de 50 % de la richesse de la planète. Bill Gates, cofondateur de Microsoft, et sa femme Melissa, le couple le plus riche du monde avec une fortune estimée à 79,2 milliards de $, jugent que seuls les dons caritatifs joueront un rôle clé pour essayer de combler cet écart. Gates a convaincu près de 130 milliardaires de signer son "Giving Pledge" ou "Promesse de Don", les engageant à donner au moins la moitié de leur fortune, soit un montant total avoisinant les 700 milliards de $. Dix-neuf ont signé pour quelque 245 milliards de $ et la plupart affectent leur argent à des projets de santé publique et de recherche médicale.
"Si on se replace dans une perspective historique, Carnegie a montré que les bibliothèques devaient être des lieux où tous ceux qui n’ont pas accès aux livres peuvent aller apprendre à lire. La philanthropie peut être un moyen d’attirer l’attention sur des domaines susceptibles de représenter de bons secteurs d’investissement gouvernemental permettant de réduire ces inégalités", a déclaré Melinda Gates dans une interview accordée en 2015 au Washington Post. Un grand nombre des jeunes milliardaires philanthropes affirment s’inspirer de cette approche. Mais alors que la fondation Gates finance surtout des initiatives au profit de la santé infantile et maternelle, en particulier dans les pays en développement, la nouvelle génération s’intéresse essentiellement à l’autre bout du cycle de la vie, dans les pays développés. Ce qui a poussé Bill Gates, tout en faisant leur éloge, d’exprimer quelques inquiétudes concernant les priorités des nouveaux milliardaires : "Que les riches financent des recherches pour pouvoir vivre plus longtemps alors que nous ne sommes pas encore débarrassés du paludisme et de la tuberculose, je trouve ça franchement égocentrique", a-t-il ainsi écrit dans un tchat sur la plate-forme Reddit. Les hôpitaux et les centres de recherche ont longtemps été les bénéficiaires préférés des philanthropes. Mais au lieu de se contenter de signer des chèques à des établissements déjà existants, un certain nombre de technologues se posent en pionniers de nouvelles méthodes de travail et de nouveaux outils d’évaluation des résultats.
Un grand nombre de projets récents reposent sur la conviction que l’analyse de mégadonnées est capable de prédire l’apparition de maladies et de découvrir des modèles hors de portée du cerveau humain. Un exemple fréquemment cité est celui de la carte de suivi de la grippe réalisée par Google (Google Flu trends) obtenue grâce aux regroupements de requêtes concernant, par exemple Tamiflu ou "symptômes grippaux", collectés à partir des adresses des fournisseurs d’accès à Internet (ndlr : Google a annoncé le 20 août 2015, après la première publication de cet article, que la firme abandonnait le service Google Flu Trends). Ce genre d’approche bouleverse les méthodes scientifiques traditionnelles. Aux États-Unis, la majorité des recherches biomédicales se font de façon très progressive. Les scientifiques partent d’une hypothèse, mènent des expériences permettant de la vérifier puis consacrent des années à analyser les résultats. Leurs conclusions ne sont généralement pas publiées avant d’avoir été confirmées par d’autres scientifiques dans le cadre du processus rigoureux de l’évaluation par des pairs. Rien de tout cela avec les nouvelles recherches en médecine et en santé publique. Elles exploitent et cartographient les immenses séries d’empreintes numériques stockées dès que quelqu’un fait une recherche sur internet, passe une carte dans un lecteur, envoie des SMS, interagit sur les réseaux sociaux, fait des courses, va consulter le médecin et laisse des traces géolocalisables de ses déplacements quotidiens. De superordinateurs font ensuite défiler des milliers de milliards d’hypothèses pour y repérer des corrélations pouvant suggérer des solutions à certains des problèmes médicaux les plus épineux du moment. Cette approche a déjà permis de mieux comprendre le rôle de plusieurs milliers de nos gènes – bien que les scientifiques ne sachent pas très bien, pour l’instant, comment exploiter concrètement la plupart de ces informations.
L’intérêt pour la médecine de nombre d’entrepreneurs technologiques est purement personnel. Sean Parker, 34 ans, cofondateur de Napster, souffre d’allergies alimentaires potentiellement fatales et certains membres de sa famille présentent de graves pathologies auto-immunes. Il a fait don de plusieurs millions dans l’espoir de trouver un remède aux allergies et de nouvelles thérapies contre le cancer. Sergey Brin de Google, 41 ans, qui présente une mutation du gène LRRK2 associée à un risque accru de maladie de Parkinson, a proposé un nouveau type de recherches scientifiques à partir de très nombreux ADN et d’un groupe de sujets porteurs de certains gènes. Il a fait don de 150 millions de $ au profit de ces recherches. "Ce n’est pas seulement une question d’argent ; il s’agit aussi d’activer la conscience" de ceux qui possèdent le même sous-type génétique, explique l’ex-femme de Brin, Anne Wojcicki, qui a fondé sa propre start-up de génétique personnalisée, 23and Me. "Si vous vous contentez de dire que tel gène existe, cela n’intéresse personne. Mais si vous êtes capables de rassembler un groupe de gens conscients de leur particularité… d’un coup, vous voilà engagé".
Les épouses de plusieurs milliardaires de la Silicon Valley ont un bagage scientifique ou médical, et ce sont elles qui dirigent leurs œuvres de philanthropie. Anne Wojcicki, qui a étudié la biologie et travaillé comme consultante en santé publique, codirige la fondation du couple. Priscilla Chan, pédiatre attachée à l’université de Californie à San Francisco, a offert, avec son mari Mark Zuckerberg, 30 ans, 75 millions de $ au General Hospital de San Francisco, dont 70% des patients sont insuffisamment couverts voire pas du tout, par l’assurance maladie. Les deux couples ont également fait équipe avec d’autres pour créer les Breakthrough Prizes, qui récompensent des scientifiques ayant fait des découvertes capables de prolonger la vie humaine. D’un montant de 3 millions de $, ces prix remis chaque année à six chercheurs ont de quoi faire pâlir les autres récompenses du même genre, parmi lesquelles les prix Nobel qui plafonnent actuellement autour de 925 000 $. Pam Omidyar, biologiste et ancienne assistante de recherche dans un laboratoire d’immunologie, a cofondé l’Omidyar Network avec son mari, Pierre Omidyar d’eBay, devenu milliardaire à 31 ans. Ils ont fait don de plusieurs millions à la recherche sur la résilience – les caractéristiques qui aident les gens à rebondir après une maladie ou une autre épreuve. Quant à Larry Page, aujourd’hui âgé de 41 ans et directeur général de Google, il a pris le plus gros pari à ce jour sur la longévité en fondant Calico, abréviation de California Life Company, un centre de recherche secret de lutte contre le vieillissement, dans lequel son entreprise a investi 750 millions de $. Laura Arillaga-Andreessen, chargée d’un cours de don stratégique à l’université de Stanford, épouse du pionnier d’Internet Marc Andreessen, fille du magnat de l’immobilier John Arrillaga et elle-même philanthrope notoire, a déclaré que quand les entrepreneurs technologiques se penchent sur le système de santé publique, ils sont nombreux à s’intéresser aux "données de milliards de personnes" collectées par le biais des analyses sanguines, des profils en ligne, des achats alimentaires, et des applications santé. "Quand ces données seront accessibles et pourront être exploitées et utilisées de façon positive et instantanée, a-t-elle dit, cela aura un impact gigantesque et bénéfique pour le système existant"
"La mort me met très en colère. La mort prématurée me met encore plus en colère". Larry Ellison, "The Difference Between God and Larry Ellison" de Mike Wilson ici...

"Une catastrophe sociale majeure" ?

Ces idées fantastiques sont certes séduisantes, mais la conviction inébranlable des géants technologiques qu’il est souhaitable de vaincre la nature dérange certains grands noms de la science et de l’éthique. Aux Etats-Unis, ces initiatives manquent cruellement de procédures de contrôle. Par le passé, les recherches scientifiques et médicales étaient financées aux deux tiers par le gouvernement fédéral, tenu d’agir pour le bien public. Aujourd’hui, les deux tiers sont sponsorisés par l’industrie privée, une part croissante l’étant par des milliardaires qui n’ont de comptes à rendre à personne et sont exaspérés par la lenteur des innovations. Or, pour Laurie Zoloth, la science a de bonnes raisons d’avancer lentement : "Accélérer les progrès scientifiques ne les rendra pas forcément meilleurs – sauf pour un philanthrope vieillissant qui veut une réponse de son vivant. La science construit une courbe de connaissances, et il faut du temps pour la parcourir jusqu’au bout. Dans certains cas, il faut plusieurs générations avant qu’on obtienne la réponse". L’Amérique reste profondément ambivalente face à l’utilisation de nouveaux traitements médicaux destinés à allonger considérablement la durée de vie. 51 % des personnes interrogées dans le cadre d’une enquête menée en 2013 par le Pew Research Center estiment que les traitements destinés à ralentir, à arrêter ou à inverser le processus de vieillissement risquent d’avoir des effets négatifs sur la société.
Les deux tiers craignent qu’un allongement radical de la durée de vie ne mette les ressources naturelles à rude épreuve, que seuls les riches aient accès aux nouveaux traitements et que les "spécialistes de médecine proposent ces traitements avant d’en avoir parfaitement compris les effets sur la santé humaine". 58 % ont déclaré que des traitements permettant de vivre plusieurs dizaines d’années de plus seraient "fondamentalement antinaturels". Francis Fukuyama, chercheur en sciences politiques, professeur à Stanford et ancien membre du Conseil présidentiel de bioéthique, redoute qu’un allongement important de la durée de vie humaine ne prive les gens de la motivation à s’adapter, ce qui est indispensable à la survie. Il craint que le changement social ne se paralyse, que des dictateurs vieillissants restent au pouvoir pendant des siècles.
"Je pense que la recherche sur la prolongation de la vie débouchera sur une catastrophe sociale majeure", a déclaré Fukuyama. "Étendre la longévité humaine moyenne est un excellent exemple d’une avancée que tout le monde ou presque juge individuellement souhaitable, mais qui n’est pas une bonne chose collectivement. Dans le cadre de l’évolution, il y a de bonnes raisons pour que nous mourions au moment où nous le faisons". Leon Kass, médecin et éthicien, pose une question philosophique : "La vie garderait-elle son sens sans la limite de la mortalité ?" Bien que l’argent et l’intérêt des milliardaires inspirent de la reconnaissance à de nombreux scientifiques, certains ont été consternés par ce qu’ils considèrent comme le complexe de supériorité de la Silicon Valley et par l’obstination des technologues, persuadés que les méthodes actuelles de lutte contre la maladie sont inefficaces et dépassées. Lors d’une conférence médicale en août 2012, par exemple, Vinod Khosla, un des investisseurs en capital-risque les plus respectés de la Silicon Valley, a comparé l’exercice de la médecine à de la sorcellerie. Et soutenu que les machines sont supérieures au médecin moyen. Selon lui, les systèmes de santé vont connaître de fortes perturbations ("disruption"), venues bien plus de l’extérieur du milieu médical que d’acteurs en son sein. La réaction ne s’est pas fait attendre. Bijan Salhizadeh, médecin formé à l’université Columbia, a tweeté qu’il était "écœuré" par "les vociférations anti-médecins de la bande de technologues de la Silicon Valley"
Certains scientifiques redoutent de leur côté que l’argent privé – qui peut prendre la forme de subventions de recherche et de salaires à sept chiffres, c’est-à-dire des montants deux à trois fois supérieurs à ce qu’offre l’université – ne fausse les priorités de la recherche. Preston Estep, directeur de la gérontologie pour le "Personal Genome Project" de la Harvard Medical School, affirme que certains philanthropes font plus de mal que de bien en finançant ce qu’il appelle la "pseudoscience" – des approches reposant sur l’attrait émotionnel plus que sur des recherches solides. Selon lui, "personne ne prend au sérieux" certains travaux financés par les technologues. "Ce sont des types intelligents", reconnaît Estep, "mais ce ne sont pas des scientifiques".
"Accepter qu’il y a un moment où l’intelligence et ses inventions ne sont plus en mesure de lutter contre l’ultime maître naturel, la mort, est une authentique affirmation du sens même de l’humanité". Susan Jacoby, "Never Say Die".

A la rescousse

Pendant la majeure partie du siècle dernier, les grands projets scientifiques ont été du ressort du gouvernement fédéral. C’est lui qui a envoyé l’homme sur la Lune, qui a fabriqué la bombe atomique, développé les protocoles de mise en réseau sur lesquels repose toujours Internet. Mais cette domination a été menacée par la réduction des financements publics en faveur de la recherche et de l’innovation médicales. Depuis 2010, le budget des National Institutes of Health (NIH) a été réduit de près de 11%, soit 3,6 milliards de dollars, condamnant des milliers de projets de recherche à être privés de financement ou sous financés. Durant la même période, le capital privé au profit des entreprises scientifiques a considérablement augmenté. Les investissements en capital-risque dans le domaine des sciences de la vie ont atteint l’année dernière 8,6 milliards de dollars, selon PricewaterhouseCoopers et the National Venture Capital Association. Par ailleurs, les scientifiques se tournent de plus en plus souvent vers des sites de financement participatif (crowdfunding) comme Kickstarter pour faire démarrer leurs projets. Une théorie courante parmi les entrepreneurs technologiques veut que le gouvernement fédéral soit trop frileux pour piloter correctement la recherche médicale. À Washington, l’échec d’un projet tient de la tragédie – les responsables sont convoqués à des audiences du Congrès et le Government Accountability Office lance des enquêtes pour essayer de comprendre comment on a pu gaspiller ainsi l’argent du contribuable. En revanche, dans le monde de l’entreprise, affirment les leaders de la technologie, l’échec est considéré comme une façon d’apprendre, qui conduira à la prochaine innovation.
Francis Collins, directeur des NIH, a beau reconnaître les contraintes financières du gouvernement – il remue ciel et terre depuis des années pour obtenir davantage d’argent –, il n’en conteste pas moins l’idée que le système de recherche biomédicale serait en panne. Tout en admettant que ce que font les entrepreneurs est "stupéfiant", il a tenu à nuancer ses propos, estimant que leur travail est limité et qu’il ne représente qu’un complément et non un substitut aux projets des NIH, de la National Science Foundation, du département de la Défense et d’autres organismes. "Ils ne peuvent pas rassembler tous les chercheurs du pays et du monde pour les faire travailler ensemble sur un problème", explique Collins. "On est loin de l’effort de collaboration internationale que le gouvernement fédéral est capable de mobiliser". L’élite technologique a également pris comme parole d’évangile deux articles scientifiques, très critiques à l’égard de l’état de la recherche médicale. Le premier, publié dans le Journal of the American Medical Association en 2005, a été signé par John Ioannidis, professeur à Stanford, actuellement le plus grand spécialiste mondial des biais inhérents à la recherche biomédicale. Selon lui, motivés par la nécessité de publier et empêtrés dans un tissu de conflits d’intérêts, les scientifiques manipulent si souvent les données qu’il est impossible de faire confiance au corpus de littérature scientifique évaluant, par exemple, les mérites des traitements hormonaux de substitution, de la vitamine E ou de l’aspirine à faible dose. Sur 45 articles de revues largement reconnus portant sur des interventions médicales, a affirmé Ioannidis, il a pu être ultérieurement établi que 14 d’entre eux, soit 31%, contenaient des erreurs ou des exagérations. En 2014, la deuxième publication, cosignée par le prix Nobel Harold Varmus, ancien directeur des NIH ainsi que du National Cancer Institute, était titré de façon alarmante : "Sauver la recherche biomédicale américaine de ses failles systémiques". Dans l’article d’opinion des Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS), Varmus et les autres auteurs de ce texte affirment que le problème se résume en grande partie à une question d’argent. Pour l’essentiel, trop de titulaires de doctorat sont en concurrence pour trop peu d’argent. Derrière les initiatives des entrepreneurs, il y a la conviction qu’avec tout l’argent qu’ils ont, ils peuvent faire mieux.
"N’atteindrions-nous pas le comble de l’injustice si certains pouvaient se payer une existence ignorant la mort, si le monde se partageait non pas entre riches et pauvres, mais entre mortels et immortels ?" Leon R. Kass, ancien président du Conseil présidentiel de bioéthique

La "grande ennemie"

Peter Thiel est l’incarnation de la Silicon Valley dans tout ce qu’elle a de plus outrageusement individualiste et impatient. C’est un "libertarien" qui a fait don de plusieurs millions au comité d’action politique de Ron Paul (Ndlr : candidat à la présidence des Etats-Unis pour le parti Libertarien en 1988) dans l’espoir, a-t-il déclaré, de conduire le pays vers "un gouvernement moins intrusif". C’est un visionnaire qui investit son argent dans la première ville flottante du monde – une utopie dont les habitants peuvent expérimenter de nouvelles manières de bâtir une société. Et c’est un anticonformiste qui, dans son nouvel ouvrage intitulé "Zero to One" ["De zéro à un"], regrette que le rythme de l’innovation ralentisse au lieu d’accélérer. Contrairement à nombre de ses pairs de Silicon Valley qui ont étudié l’informatique ou l’ingénierie à Stanford, Thiel a choisi la philosophie. Il y a quelques années, l’entrepreneur et investisseur a été l’auteur de cette célèbre déclaration : "Nous voulions des voitures volantes, et nous avons eu 140 caractères" – une citation devenue un cri de ralliement pour une nouvelle génération de technologues. Né en Allemagne et élevé en Caroline du Nord, Thiel doit beaucoup de ses idées sur l’avenir aux livres de science-fiction et aux émissions de télé dont il s’est abreuvé pendant son enfance. Il reconnaît que "La Cité et les Astres", premier roman d’Arthur C. Clarke, publié en 1956, a exercé sur lui une influence particulière. Dans un milliard d’années, il existera, selon cet ouvrage, une ville technologiquement avancée, dont les habitants vivent éternellement grâce à un stockage par ordinateur qui permet de renouveler un téléchargement d’innombrables fois dans de nouveaux corps. "Je préfère le Battlestar Galactica original et le Star Trek original", déclare Thiel. Il n’apprécie pas le virage dystopien qu’a pris la science-fiction dans les dernières décennies et s’avoue déçu que la civilisation technologique envisagée dans les années 1970 et 1980 ne se soit pas encore matérialisée. Il n’en reste pas moins fondamentalement optimiste, persuadé que nous allons y arriver. "Où nous sommes-nous égarés, et pouvons-nous nous remettre sur les rails ?" demande-t-il.
Le mépris de Thiel pour le statu quo apparaît clairement dans le manifeste des Breakout Labs, le groupe qu’il a créé par l’intermédiaire de sa fondation pour distribuer des subventions. Ce manifeste déplore que les scientifiques aux idées audacieuses aient été laissés sur la touche et promet d’y remédier. "Nous voulons", proclame-t-il, "les aider à s’évader des établissements de recherche existants et les libérer". Dans une interview, Thiel a expliqué que le système de subventions des NIH, de la National Science Foundation et des autres grands établissements de financement de la recherche avait un problème : ils "visent le consensus". Pour Thiel, la mort est la "grande ennemie" du genre humain. À ses yeux, depuis un quart de siècle, il y a de quoi être démoralisé par le rythme de l’innovation dans le domaine biomédical. "Nixon a déclaré la guerre au cancer en 1971, et les progrès ont été d’une lenteur exaspérante. Le tiers des personnes de 85 ans et plus souffre de la maladie d’Alzheimer ou de démence, et nous ne sommes même pas motivés pour faire la guerre à Alzheimer. Autrement dit, nous devons en faire davantage".
Les investissements philanthropiques de Thiel dans la recherche sur le vieillissement ont été le fruit de discussions tardives avec une amie, l’auteure Sonia Arrison. Dans son best-seller "100 Plus", elle imagine un avenir où vivre plus longtemps sera la norme. Pour Thiel et Arrison, la perspective d’une longue vie – peut-être jusqu’à 150 ans, soit près du double de l’espérance de vie actuelle moyenne aux États-Unis – était exaltante. Au cours de longues veillées communes, ils ont agité toutes sortes d’idées : serait-il possible de créer par bioingénierie des cellules immunisées capables d’identifier et de tuer le cancer, pourra-t-on un jour imprimer en 3 D de la peau humaine pour soigner les victimes de brûlures – autant de stratégies destinées à "réparer les gens" pour reprendre les propos d’Arrison. Dans l’avenir qu’ils évoquaient, tout un chacun serait à l’instar de Harriette Thompson, cette dame de 91 ans qui a battu tous les records cette année en terminant un marathon en 7 heures et 7 minutes. Les questions se bousculaient : notre enfance sera-t-elle plus longue ? Pourrons-nous mener des carrières plus durables ? Faire coexister six générations ou plus de membres d’une même famille ? "Peter a un immense amour de la vie. C’est un explorateur, un philosophe", commente Arrison. "Je crois que les gens comme lui ont envie d’une vie plus longue en bonne santé pour pouvoir accumuler encore plus d’expériences". C’est Arrison qui a présenté Thiel aux scientifiques rassemblés à ce dîner de travail il y a dix ans. Depuis, Thiel a financé des projets tels qu’une technologie de refroidissement à grande vitesse permettant de conserver indéfiniment des organes humains, ou encore une méthode pour faire pousser des os à partir de cellules souches afin de remplacer les os fracturés. "J’ai toujours eu le sentiment très prégnant que la mort est une chose épouvantable, absolument épouvantable" a-t-il déclaré. "Il me semble que c’est un peu inhabituel. La plupart des gens finissent par cloisonner, ils vivent dans un curieux mode de déni et d’acceptation de la mort, deux attitudes qui ont pour résultat de vous rendre extrêmement passif. Moi, je préfère la combattre".
"La grande tâche inachevée du monde moderne est de transformer la mort d’une réalité de l’existence en problème à résoudre – un problème à la solution duquel j’espère contribuer de toutes les façons possibles". Peter Thiel, « 100 Plus » de Sonia Arrison

En route pour 150 ans

Quel est le grand défi de la recherche sur le vieillissement ? Pour qu’elle fonctionne comme on l’aimerait, il faudrait que les scientifiques trouvent le moyen de prolonger tous les systèmes humains à la fois, et de les arrêter tous à peu près au même moment. Faute de quoi, on se contenterait de remplacer un type de mort par un autre. Selon certains, le monde connaît déjà une crise d’extension de la vie. Les gens vivent plus longtemps que par le passé, mais pour beaucoup, leurs dernières années sont douloureuses, avec corps et esprit ravagés par le cancer, la maladie d’Alzheimer ou d’autres affections liées au vieillissement. Aubrey de Grey - qui a utilisé les contributions de Thiel pour créer la SENS Research Foundation, un institut situé à Mountain View en Californie qui mène des recherches sur le vieillissement dans ses propres labos et accorde des subventions aux universitaires- se concentre sur les dégâts cellulaires et moléculaires qui s’accumulent tout au long de la vie. "Imaginez une machine avec des pièces mobiles, explique-t-il. Nous essayons de changer tout ce que le corps peut supporter". Quant à Cynthia Kenyon, après avoir été longtemps professeur à l’université de Californie à San Francisco, elle a récemment rejoint Calico qui s’est fixé pour objectif de "guérir" la mort. Elle se concentre désormais sur l’idée qu’"il semble exister dans la nature des processus prolongeant la vie, et qu’il est possible de les emprunter aux animaux. […] Ils sont naturellement présents dans des espèces qui vivent longtemps". Certains organismes, explique Kenyon, sont équipés de mécanismes qui sont "presque comme un système de surveillance contre le terrorisme""Nous disposons de nombreux mécanismes pour repérer les anomalies de l’environnement, dit-elle. Quand un animal perçoit une menace, il réagit… Ce qui est vraiment intéressant, c’est que les mécanismes qui le protègent du danger peuvent aussi le protéger des ravages du temps. Et si on arrivait à duper un animal en lui faisant croire qu’il y a une menace alors qu’il n’y en a pas ?"
En dépit de toute l’énergie qu’il consacre à lutter contre le vieillissement, Peter Thiel affirme ne pas très bien savoir ce qu’il ferait s’il lui était donné de vivre beaucoup plus longtemps. "Si c’était possible, on pourrait se lancer dans de grands projets dans lesquels on ne se serait peut-être pas engagé de crainte de ne pas en venir à bout. On traiterait les étrangers beaucoup mieux parce qu’on aurait de bonnes chances de les revoir. On serait de bien meilleurs gardiens de la Terre si l’on n’était pas contraints d’imaginer que l’on vit son dernier jour et qu’il faut en profiter au maximum."

Ariana Eujung Cha avec la contribution de Magda Jean-Louis et Eddy Palanzo Traduction française : Odile Demange pour Sciences et Avenir.


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