L'expérience interdite
PAR MAEL LE MÉELE 29 SEPTEMBRE 2015
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De Frankenstein à la colonie posthumaine : interroger les désirs à l'oeuvre dans la biologie de synthèse. En 1818, la publication de Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley fonde les représentations artistiques modernes d'un motif récurrent dans l'activité humaine : celui de l'expérience interdite.
On entendra par là une expérience scientifique interdite par la loi humaine, ou bien que l'état actuel des connaissances ne permet pas de réaliser, ou encore que les lois de l'univers interdisent, et qui met en crise fondamentalement l'expérience humaine au sens large, et le rapport à la vie, au sens plus large encore.
Utiliser des morceaux de cadavres volés dans un cimetière pour fabriquer une créature en vie artificielle et au destin meurtrier en est évidemment l'exemple paradigmatique. On trouve ses prémisses dans les mythologies, comme la momification d'Osiris par Anubis qui conféra l'éternité à ce premier et fît de lui le dieu des morts, après un long processus de recherche des morceaux de son corps dispersé par son frère Seth, préfiguration de protocoles médico-légaux et thanatopraxiques contemporains. Où comme la transsexualité temporaire du devin Tirésias, missionné par Zeus pour savoir qui de l'homme ou de la femme éprouve le plus de plaisir pendant l'acte sexuel, et qui en finît aveuglé. Où encore comme un certain fruit défendu croqué par un certain couple, accédant du coup à la connaissance du bien et du mal, mais par là même banni de l'immortalité.
A la suite de Frankenstein (dont on confond souvent, comme par hasard, le nom du créateur et celui de sa créature, qu'il n'a pas daigné baptiser) la littérature, puis le cinéma naissant, la photographie, la télévision et désormais les médias numériques se peuplent de figures de savants fous ou de patients joueurs, d'hommes ou de femmes biopolitiques, et de peuples plus ou moins asservis ou libérés par des « expériences interdites ». Il se développe un imaginaire d'une grande puissance fantasmatique, où le scientifique est principalement envisagé comme un apprenti sorcier ouvrant la boîte de Pandore du vivant, aux risques et périls de la société humaine, voire de la nature tout entière.
Dans la réalité de l'Histoire, des expériences interdites ont été régulièrement menées, et le sont toujours, dans le secret industriel de laboratoires privés, ou avec la bénédiction des Etats : de Mengele à la CIA en passant par l'unité 731 japonaise ou l'opération française Gerboise Bleue, pour ne citer que quelques noirs emblèmes, dans des champs aussi discutables que leur légitimité scientifique.
Un exemple tout aussi paradigmatique, mais du côté de l'évolution de son acceptabilité, est celui de la dissection de cadavres : interdite dans l'Antiquité, puis non interdite formellement par l'église catholique mais réprouvée par la morale, il fallut attendre 1543 pour la première dissection publique par Vésale, sur le corps d'un meurtrier. Sur la question des stratégies de l'acceptabilité du corps humain comme objet d'expérimentation, on pourra se reporter avec profit au livre Les corps vils de Grégoire Chamayou.
En tant qu'artiste et citoyen, le motif de l'expérience interdite m'intéresse comme un des moyens possibles d'interroger le projet technoscientifique occidental actuel, notamment dans le champ épineux de la biologie de synthèse, en plein essor.
Transgression
La nécessité anthropologique de la transgression pour créer, en science comme en art, et ailleurs, n'est plus à prouver. La transgression comme moyen : pour inventer du nouveau, il faut souvent faire ce que s'interdisaient les anciens. Mais aussi la transgression comme désir en soi : comme jouissance pure et simple d'accomplir l'interdit, toujours quelque part entre perversion sadique, exercice de la toute puissance ou de toute la puissance possible, mégalomanie, désir de connaissance, émancipation, libération, et projet révolutionnaire. Ce qui constitue donc un spectre très large du point de vue de l'éthique. Et fait justement toute la complexité humaine du paradoxe de la transgression, tantôt crime, tantôt innovation courageuse.
Il me semble que l'expérience interdite peut s'envisager comme l'origine et l'horizon de la biologie de synthèse. Cette discipline est fondée sur des expériences et des volontés transgressives, et elle est bordée par une série d'interdits gravés dans le marbre de la bioéthique actuelle, que nombre de scientifiques, d'entrepreneurs et de citoyens rêveraient de transgresser. Certains ne se privent d'ailleurs pas de le faire en franchissant « simplement » des frontières, la bioéthique dépendant aussi de la géopolitique.
Mais la question soulevée par l'expérience interdite va plus loin, ou plutôt plus profond. Si ce motif cristallisé par la science-fiction naissante me semble pertinent ici, c'est parce qu'il est un nœud de pulsions et de désirs primordiaux. La gamme de fantasmes qui sous-tendent l'expérience interdite et qu'elle produit m'apparaît comme partie prenante ce que l'on pourrait appeler une « économie libidinale » de la recherche scientifique, passée, actuelle et future.
Mettre les mains dans le vivant
Il est envisageable que le cadre scientifique, sous sa rigueur et son objectivité revendiquées, et sous les constructions historiques de sa légitimité à tuer et à faire souffrir certaines formes de vie pour permettre à d'autres formes de vies de (sur)vivre ou de se développer, que le cadre scientifique, donc, soit aussi un moyen de canaliser, exprimer et sublimer certaines pulsions fondamentales de la psyché humaine.
Dans l'un de ses textes (1), la linguiste Marie-Anne Paveau rappelle qu'un scientifique ne cherche pas qu'avec sa raison, mais aussi avec son histoire, son corps, ses désirs, ses affects. S'inscrivant dans la lignée du Damasio de L'erreur de Descartes, elle développe judicieusement les notions de désir épistémologique et d'émotion scientifique. Dans le champ de la biologie de synthèse, il faudrait, à mon sens, convoquer aussi tout le lot des forces de l'esprit-incarné forcément en jeu quand il s'agit de mettre les mains dans le vivant même, de prendre le (bio)pouvoir sur la Nature (l'autre nom de Dieu en bioéthique) et de défier la mort. Il faudrait tenter de comprendre ces pulsions et ces désirs à l'œuvre dans la recherche scientifique, les projets industriels, les choix politiques, et les usages ; ces pulsions et désirs refoulés, occultés ou sublimés par la rhétorique objectivante qui les accompagne toujours.
Que les scientifiques, les industriels, les politiques et les citoyens, ensemble, reconnaissent ces énergies autant vitales que morbides serait un préalable non négligeable à une prise en charge responsable des enjeux colossaux de la biologie de synthèse.
Les artistes peuvent grandement participer à une première prise de conscience, du fait qu'ils ne relèvent pas du même régime de contraintes que les scientifiques. Au-delà de l'opposition obsolète art-beauté / science-vérité, il s'agit d'un rapport différent aux possibles et à la légitimation.
Par leurs multiples moyens de représentation, les artistes peuvent simuler certains enjeux scientifiques que l'éthique, la connaissance, les moyens techniques ou les « lois de la Nature » ne permettent pas (encore) de réaliser. Les artistes peuvent simuler toutes les expériences interdites. Et ces simulations peuvent être cognitivement, affectivement et physiquement plus abordables par les citoyens qu'une simulation à but strictement expérimental.
Quant à la légitimation, si le scientifique comme l'artiste doivent faire preuve de scientificité ou d'un projet artistique pour justifier leurs actes et être reconnus comme tels, le cadre scientifique est bien plus restrictif et objectivant que ne l'est celui artistique. S'injecter du plasma de cheval comme l'a fait l'artiste Marion Laval-Jeantet en 2011 pour sa performance Que le cheval vive en moi aurait difficilement pu s'inscrire dans un cadre exclusivement scientifique. Car si l'on peut se faire injecter des sérums à base de sang animal depuis 1890 (2), on ne peut le faire que pour des raisons médicales. Le déplacement que Marion Laval-Jeantet opère, typiquement artistique, est d'invoquer d'autres raisons sans pour autant la perdre. Elle recoure à des compétences médicales et travaille de longue date sur l'immunologie et les barrières interspécifiques. Et au lieu de recourir à un sérum d'origine animale pour médicaliser son humanité, elle le fait pour expérimenter l'animalité en elle, tout en questionnant au passage l'usage massif de l'animal pour soigner les humains, et en invitant à prendre conscience de cette hybridation et de ses implications philosophiques, et autres. Cet exemple de ce que l'on appelle désormais le bio-art (un art prenant le vivant comme matériau même) laisse entrevoir le vaste champ d'interactions aujourd'hui possibles entre scientifiques, artistes et citoyens. En sciences comme ailleurs, l'art contemporain ne se limite pas à la métaphore, il peut aussi passer à l'acte. Et donc réaliser certaines expériences interdites, en questionnant l'interdit dans son projet même.
Revenons à Mary Shelley pour finir cette suggestion d'analyse et de mise en œuvre(s) des désirs de la biologie de synthèse, et ressuscitons-la au XXIème siècle.
Si la romancière anglaise écrivait Frankenstein aujourd'hui, peut-être l'intitulerait-elle Craig Venter ou le Prométhée moderne ? Maintenant, dans un souci de biodiversité littéraire, adjoignons-lui la compagnie de Franz Kafka, rédigeant sa nouvelle La colonie pénitentiaire. La machine qui y est décrite par son gestionnaire, et finalement expérimentée par lui et sur lui dans un acte autoérotique d'un sadomasochisme terminal, n'inscrirait peut-être plus la sentence du condamné dans sa chair même jusqu'à sa mort, mais la reprogrammerait dans son code génétique, afin de lui donner l'immortalité. La colonie ne serait alors plus pénitentiaire. Elle deviendrait : La colonie posthumaine.
Mael Le Mée
(1) http://infusoir.hypotheses.org/2182
(2) 6 décembre 1890 : première injection d'un sérum animal à un tuberculeux à l'Hôtel-Dieu à Paris par le physiologiste Charles Richet. Prix Nobel de médecine, pacifiste engagé, militant de l'Esperanto, pionnier de l'aviation et même chercheur en phénomènes paranormaux, il est aussi raciste, président de la Société française d'eugénisme de 1920 à 1926, et l'auteur du livre La sélection humaine.
Photo ©"Frankeinstein" à la Andy Warhol
Mael Le Mée est artiste. Il vient d'exposer dans le cadre de VITA NOVA - Festival vivant ces 18 et 19 septembre 2015 à la Galerie Claude Samuel à Paris 12ème, où dans l’espace Fantasmes et Artefacts, a été proposé aux visiteurs un ensemble d’oeuvres contemporaines évoquant toutes des fantasmes biotechnologiques.
Il développe une pratique transdisciplinaire au gré des besoins de ce qu'il a à raconter : textes, performances, installations, films, théâtre, numérique... Il questionne notamment les rapports entre technosciences et corps vivants, par exemple au travers du motif de l'expérience interdite et du désir. Son travail a été présenté dans des lieux comme le Palais de Tokyo, la Gaîté lyrique, la Faculté de Médecine de Paris, le MuCEM, le Musée d'Histoire des Sciences de Genève ou la Columbia University à New-York. Il a été co-curateur de l'événement Vita Nova dans le cadre de Synenergene. Il entame actuellement un travail avec des bioéthiciens et une galerie à Montréal, et poursuit son projet transmédial ORGAniSMeS, sur la fabrique contemporaine des corps et leurs possibles mutations à venir.
www.mael-lemee.org
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