-------------------------------------------------------------------------------
INTRODUCTION
Obscurcir
cette obscurité,
voilà
la porte de toute merveille.
Lao
-Tseu.
L'écrivain
est un sorcier parce qu'il vit l'animal comme la seule population devant
laquelle il est responsable en droit.
Gilles
Deleuze - Félix Guattari.
Ambition et limites de ce
livre.
L'idée de ce livre remonte à mon plus jeune âge, il est
né du sentiment d'inadéquation entre la culture telle que je la recevais de mes
aînés, et mon expérience quotidienne du monde.
L'ennui mortel dans
lequel me laissait la scolarité provoqua en moi une recherche intense d'un
autre chemin.
Mon problème a été, dès
lors, de rassembler les éléments et les conditions propres au développement
d'une nouvelle conscience et d'en cultiver son extension.
Je suis né avec la bombe
atomique et la pollution; à 7 ans, j'ai vu John Kennedy s'effondrer sous les
balles, je me rappelle avoir pleuré sans trop savoir pourquoi; il y avait aussi
la famine qui touchait des millions de gens et tant d'autres choses encore...
Ce que j'ai appris très
tôt c'est que mon destin individuel
n'était pas vraiment lié à ma famille ni même à mon pays, car tout ce qui
m'était cher dépendait avant tout, directement, des événements dont la planète
était la scène chaotique.
Enfant de la télévision,
elle m'a montré l'agitation frénétique et aveugle d'êtres prêts à s'entre-tuer,
chacun perdu dans son "trip", sa couche socio-culturelle, sa
religion, tandis que la planète était empoisonnée par les déchets de cette
agitation; et cela à une vitesse proprement insoutenable face aux millénaires
qu'il a fallu pour que se développe la complexité propice à la naissance de la
vie.
Malgré tout, chacun
était très occupé à "réussir" et à se faire valoir dans son entourage
en suivant avec ferveur les rails universitaires et professionnels fonctionnant
comme une série d'aiguillages l'amenant à une spécialisation toujours plus
grande en forme d'oeillères.
J'ai choisi la
dissidence et l'hybridation des expériences et des connaissances.
Plutôt que la sécurité
sociale, j'ai préféré m'enfoncer dans la jungle du monde à l'état brut, en
gardant les yeux bien ouverts.
Mon propos a été, dès le
début de m'ouvrir à toutes les cultures, et surtout de casser une à une toutes
les certitudes qui fonctionnent comme des automatismes bien huilés chez l'homme
blanc judéo-chrétien.
Pour cela, il fallait
rompre les circuits "intellectuels", il fallait m'éloigner de mon
pays et de ma famille, il me fallait apprendre à devenir personne.
S'enfoncer dans
l'épaisseur du monde, c'est aussi s'enfoncer dans le silence, aux confins des
différentes codifications qui animent les cultures dans leur différence.
Lorsque tous les langages se mélangent et se superposent, on devient comme un
carbone usager.
Celui qui sait ne parle
pas!
Dans cette ultime défaite
on regagne une certaine virginité.
J'ai commencé par cesser
d'écrire, puis bientôt de parler. A mesure que mon anormalité grandissait, j'ai
découvert les joies du caméléon, changeant d'habit, jouant en miroir la
normalité du milieu que j'étais amené à traverser pour le comprendre.
A mesure que
j'accumulais les facettes du livre idéal, projeté durant mon adolescence, au
lieu de l'écrire je le désécrivais.
Comme un tricot dont on
tire le fil, la réalité et moi nous nous défilions l'un l'autre.
J'ai connu alors toute
la puissance des mots à la fois faste et néfaste par laquelle les hommes sont à
la fois transportés vers une conscience plus large et en même temps enfermés
comme dans une prison.
Il n'y a aucun moyen qui
ne soit obstacle et aucun obstacle qui ne soit moyen.
Les mots les plus
lumineux ont provoqué les génocides les plus ténébreux.
C'est en perdant toute
illusion que l'on conquiert une certaine clarté.
Je n'aime pas trop les
introductions, car elles ont pour but d'aider les gens à rentrer dans un livre,
alors que seule la mort est apte à les délivrer.
Les livres sont la moisissure de l'esprit.
Les "auteurs"
se croient créateurs de livres, mais chaque livre a en fait sa vie propre, il
se fait un chemin dans l'auteur, comme l'eau de pluie dans la colline se
faufile dans les nappes souterraines et se rassemble pour jaillir à la source.
L'auteur s'en gargarise,
pauvre auteur, il devrait se rendre compte que le livre naît de ses failles et
de ses fêlures qui le rendent victime privilégiée d'un débordement qui le
dépasse.
Quand j'ai bien été vide
de toute prétention à l'existence, ce livre s'est mis à s'écrire, comme s'il se
nourrissait de ma propre décomposition.
Je suis dubitatif.
Quel est le sujet de ce
livre?
Quelle est sa thèse, son
antithèse et sa synthèse?
Le sujet de ce livre
n'est que "actualité", il est le résultat d'une enquête que j'ai
menée sur la vie et la mort, en tant qu'homme parmi d'autres hommes en 1984.
J'ai essayé de coller à
ce que je percevais en me libérant des nombreux codes culturels qui me semblent
être des voiles rendant aveugle au moment et à ses enjeux spécifiques.
Entre autre code, j'ai remis en cause 1'hégélianisme
triomphant, de la thèse, de l'antithèse et de la synthèse, aussi bien que
l'idée d'une quelconque objectivité face à un sujet connaissant tel qu'il règne
en Occident.
Moi-même et ce livre
sont autant fictifs que réels. Notre alliance est une passion avec la
redondance, l'obscurité et la magie que cela implique. Je ne défends pas des
idées, je défends une intensité, une vision qui est à cheval entre le monde et
ce qui est au-delà de tout monde.
Je dis ce que je vois.
Le propos de ce livre n'est pas un message sensé. Je
souhaite que le lecteur soit engagé au-delà de ses sens, dans une transmutation
qui n'appartient ni à la matière, ni aux idées.
Ce livre n'a pas de prétention à l'absolu, il s'adresse dans
sa forme même en écho à d'autres formes, dans un temps et un espace donnés.
Certains y verront un poison, d'autres y boiront un nectar, et d'autres encore
n'y liront rien. Mon ambition ultime aura été d'être un bon boulanger en
donnant le meilleur de moi-même, à ceux qui mangent du pain.
Comment est construit ce livre?
Ce livre est fait de modules, de chapitres et de cercles.
Chaque module est une cellule organique qui
peut-être lue indépendamment et entretient des rapports multiples avec
l'ensemble des autres modules -qu'ils soient proches ou éloignés dans le
livre-.
Chaque module est une facette, une porte qui mène au coeur
du livre, et constitue une entrée possible. Chacun à sa manière est un résumé
de l'intégrité du livre "modulé", d'une certaine manière.
Selon son tempérament, le lecteur comprendra mieux tel ou
tel module, bien qu'au fond tous les modules ne font que répéter la même chose
essentielle que le livre lui-même tout entier n'arrive pas finalement à mieux
dire. L'ensemble des modules constitue donc un corps sans organe, nomade,
fluctuant, moléculaire. On peut jouer au hasard avec eux, les tirer comme on
tire les cartes et lire un destin en jouant de leur interférence.
Mais cette vision du livre est partielle, car l'ensemble des
modules "font corps" pour former les chapitres qui arbrifient logiquement la progression du livre;
les dix chapitres du livre sont l'espace d'une structure qui, en elle-même,
parle d'autre chose que les modules qu'elle contient, et à ce niveau, les
modules sont mis au service d'un corps qui les dépasse.
Les chapitres introduisent un déroulement,
une origine et une fin.
Si les modules sont
la pulpe du livre, les chapitres en sont l'écorce; elle protège les modules de
l'incompréhension en aidant le lecteur dans une progression lente vers leur
essence. Les chapitres constituent un chemin, un parcours initiatique, propice
à faire perdre au lecteur sa propre écorce faite d'habitudes de pensées et de
réalités bien solides. Les chapitres sont décadents, ils déclinent la
décimalité, chacun a sa place en tant qu'organe avec sa fonction de production.
Ils sont hiérarchisés et fonctionnent en arbrification logique tout autant
qu'ésotérique. Ils donnent à chacun des chiffres de la décimalité la zone de
son règne.
Enfin chaque chapitre et module sont surcodés par trois
cercles.
Les cercles révèlent le noyau du livre, en
eux viennent se nouer 1'intensité métaphysique du livre. Leur puissance est
transversale et ils s'imbriquent les uns dans les autres comme des poupées
russes.
D'une certaine manière, le premier cercle parle du passé, le
second du futur et le troisième du présent. Mais ils sont aussi chacun le développement
de l'autre en tant que spirale nécessaire tendant à rapprocher le lecteur du
point invisible et immatériel dont le livre est issu.
On peut y voir respectivement les racines, le tronc et le
feuillage du livre. Chacun fonctionne comme un changement d'état: le premier
est solide, le deuxième liquide, le troisième gazeux.
PREMIER
CERCLE
CHAPITRE I
POURQUOI SE RACONTER UNE HISTOIRE?
Avant toute histoire - A Dieu - Les lumières.
Il est préférable d'effacer toute
histoire personnelle, énonça-t-il lentement comme pour me laisser le temps
d'écrire, parce que cela nous libère des encombrantes pensées de nos
semblables.
Carlos Castaneda.[1]
Module
111: Avant toute histoire.
Et voilà, les premiers mots sont jetés.
Les dés sont tirés, il faudra boire la coupe jusqu'au bout.
Cette histoire est-elle préméditée?
Qui l'écrit?
La
virginité de la feuille blanche hante les maux de l'écriture, comme le paradis
hante les mots de l'histoire.
Cela doit-il être un roman, une
autobiographie, un poème, une théorie philosophique. Déjà les mailles d'un code
littéraire se jettent sur nous, nous quadrillent. Et que dire de la langue
même, la langue mère... Ce ne sera juste qu'un essai de trucs!
Devant un escalier, au lieu
d'avancer un de mes deux pieds, je tends à basculer tout mon corps, je sais que
je vais glisser sur les marches, les effleurer juste, voleter jusqu'en bas.
Voilà, ça y est, je glisse. Impression fulgurante de mon apesanteur. Je suis
dans une cour. Juste me concentrer, décoller; je m'élève verticalement, dix
mètres, vingt mètres, cent mètres. Je vois la ville toute entière, je glisse à
l'horizontal, non pas comme un oiseau, non, comme un bloc, et la pesanteur
même, me sert maintenant de point d'appui pour me diriger.
Ce
sont des souvenirs d'enfance, je faisais cela en dormant, et puis le jour aussi
j'essayais.
A certains
moments, ça marchait, à d'autres non, sans que j'arrive à savoir pourquoi...
Contrôler, sans jamais arriver à vraiment contrôler, oublier, effacer, laisser
pour compte, parce que d'autres histoires appelaient mon attention. Rien ne
comptait en moi à l'époque, c'était sans doute ce qui me donnait ma force
contre la pesanteur.
Le Curriculum Vitae apparaît chez l'individu comme dans l'humanité
bien tardivement. Il faut que l'ordre de la connaissance du Bien et du Mal ait
produit son fruit et que l'on y ait profondément goûté pour que la pesanteur
attire certains événements, les rende signifiants et fasse histoire.
Puis
vient beaucoup plus tard la décroissance, cette décrépitude, où des souvenirs
oubliés remontent comme des bulles, les rots d'un biberon de vieillard. Cette
lumière du crépuscule qui rapproche l'arrière grand-père du rire léger du
petit-fils.
L'humanité se retournant sur ses origines, redécouvre les traces
d'avant toute histoire: grotte de Lascaux magiquement préservée, tribus
enfouies en pleine Amazonie, connaissance bizarroïde des sorciers ayant
miraculeusement survécu à l'holocauste de la colonisation.
Certains de mes
contemporains ne retrouvent plus le fil d'Ariane au milieu de la jungle
signalétique de notre époque, quittent les grandes autoroutes de la culture
dans un krach d'overdose de signes comme Rimbaud, Artaud, Hendrix; neurones
flamboyants d'un cerveau imaginaire producteur de réalité. D'autres passent
sans bruit dans des voies de traverse. Dans "Au pays des hommes nus",
en 1972, Tobias Schneebaum raconte comment il s'est enfoncé dans la jungle
amazonienne et après un long périple, malade, il est finalement recueilli par
une tribu qui n'a jamais vu un homme blanc.
Suit une lente
osmose où il devient l'un deux, dormant ensemble, en tas, tous corps confondus.
Chaque élément du groupe s'unissant à l'autre, au détour d'une chasse sans
choix préétabli, en fonction de la pure intensité de l'instant.
Quand Thomas se
prend à dessiner d'une manière hyperréaliste un de ses nouveaux compagnons, il
s'aperçoit que cette image figurative reste abstraite pour eux à qui le langage
de la perspective ne parle pas. De fait, il n'y a pas de perspective, juste un
instant présent vécu intensément de manière totalement abrupte. Quelle
ignorance! Non, car il ne cesse d'apprendre auprès des hommes nus: il réapprend
à voir, à écouter, à sentir, de multiples signes venus d'ailleurs, pour tisser
le jeu spécifique de l'instant auquel le "je" ne peut que répondre ou
être anéanti par la puissance de mort de la jungle. Apologie du bon sauvage,
nous en sommes bien loin, plutôt analogie curieuse avec la tactique pragmatique
de certains grands hommes d'affaire, et dont l'âge loin d'enlever à
l'efficacité, apporte une lumière plus crue à ce "je" de la
sauvagerie.
Avant toute histoire, il est bien vu aujourd'hui de se poser la
question de l'identité de l'auteur.
Comme s'il ne suffisait pas de sortir son passeport pour franchir cette
frontière-là. Et que tout soit dit: en bons zoulous que nous sommes tous!
"Un
livre n'a pas d'objet ni de sujet, il est fait de matières diversement formées,
de dates et de vitesses très différentes. Dès que l'on attribue un livre à un
sujet (...), on fabrique un Bon Dieu pour des mouvements géologiques."[2]
"L'histoire ne saisit que les événements 'historiques'".
Qui
ne nous dit que nous n'avons jamais quitté l'ante-histoire et que toutes les
méta-morphoses, les grandes évolutions de l'humanité, ne sont pas finalement du
type ante-historique. Les événements historiques n'étant que des manifestations
superficielles, extérieures et finales de vagues de fond qui échappent à
l'histoire. Alors même que les historiens croient toujours plus au futur de
l'histoire, l'ante-histoire garderait-elle la maîtrise du futur dans son
carquois narquois?
"Les oppositions sauvage/civilisé, nature/culture,
manuel/intellectuel, etc... s'effondrent ainsi que les "théologies de la
réduction", fussent-elles à masques ou étiquettes dits scientifiques. Le
problème de l'ethnologie n'est plus tel ou tel "concept -clé de
voûte-" de la lutte des classes au sourire unique, en passant par le Dieu
inceste, le mythe des mythes, etc... -ou de procéder à leur dénonciation (...)
Le fait de communauté n'est nullement limité à celui de tribu; quelle que soit
la civilisation considérée, 70 à 100% de l'existence d'un individu se joue dans
le cercle d'un petit groupe; celui-ci n'est jamais fermé, mais son volume maximum
est d'une centaine de personnes. Les oppositions sauvage/civilisé,
élémentaires, complexes, sont ici sans pertinence; l'ethnologie est concernée
par toute communauté humaine et si ses méthodes et ses champs de recherches ont
une certaine spécificité, elle ne saurait avoir le ridicule de se constituer en
trust de la compréhension des civilisations."[3]
Une bombe réagissant sur les anti-particules de la matière a explosé
bien après ma mort mais son effet a agi en allant au-delà de la vitesse de la
lumière et nous a atteint rétrospectivement, faisant de nous des sortes
d'extra-terrestres, hors de toute térritorialité, y compris du cosmos lui-même!
Des dislexiques hors toute lexicographie.
La
transition ante-histoire/histoire n'est pas une transition historique, comme le
pense justement l'humanité historique, c'est une rupture topologique, comme un
changement de longueur d'onde.
Entre
la ponctuation de l'histoire des
énergies reste celle de l'affect: dans le sens de quelque chose qui a
trait au coeur ou/et à l'affection: être affecté à et pourquoi pas aussi être
affecté tout court, c'est à dire jouer un rôle! Ce sont des bandes
"magnétiques" qui captent toutes les énergies de meute.
L'individu n'a pas à proprement parler d'avenir ni de passé. On ne
peut pas vraiment dire qu'il est, car il joue incessament son devenir actuel.
La fin n'est pas vécue comme une mort, la fin de tout est là à chaque
instant.
C'est à dire que
l'individu, de même que le groupe, sont en constant devenir, sans aucun
référentiel qui puisse introduire une notion de continuité.
C'est
pour cela que "ça" reste invisible à l'histoire, et "ça"
joue d'elle, alors même que dans son impuissance, l'histoire croit toujours
plus à son pouvoir.
Etre
dans une maison hantée non pas par quelque ancêtre familier, mais par un
grouillement d'insectes immenses, d'oiseaux gluants, et de foules multiples,
les sentir s'approcher comme un loup affamé de ma propre existence.
Je me réveille
et je les sens tous autour de moi, prêts à se matérialiser et à se jeter sur
moi au moindre vacillement de ma conscience. Pourquoi avoir peur? Quelle
délectation de me faire dévorer, je les laisse rentrer, ils sont chez eux chez
moi!
Dernière
conversation avec un faux grand-père avant qu'il ne meurt, alors qu'il ne
pesait plus qu'une vingtaine de kilos et commençait à ressembler à une momie:
- "Dady,
acceptes-tu que je prenne une photo de toi pour Nany?"
- "Oui,
fais-le, cela n'a pas d'importance, personne ne verra sur la photo que ça
n'existe pas."
USA.
Septembre 1983.
Un soleil de
sang décline derrière les collines, il fait encore chaud à Palo Alto
-
Hello! avez-vous déjà un produit?
Le
californien m'interroge comme si j'étais l'un des siens. Imposssible de lui
expliquer que je n'habite pas la "Vallée". Il se fond dans la foule
sans m'écouter (....). Ils ont tous
conçu, parfois déjà fabriqué, un "produit": un robot révolutionnaire,
une puce inédite, un programme intelligent (...) Ce sont les nouveaux
entrepreneurs de l'électronique, les "branchés" de la Silicon Valley
(...) Comme Steve Jobb, 26 ans, le jeune père de la compagnie Apple Computers,
qui, fondée avec 100 dollars il y a sept ans, fait aujourd'hui 600 millions de
dollars de chiffre d'affaires.
- Avez-vous déjà un produit?
Ils posent la question par politesse, pour saluer mais aussi par
intérêt. "Dans les clubs privés de Palo Alto, on dîne peu, on s'informe
beaucoup." [4]
Le
"Mental Research Institute" de Palo Alto est sans doute l'un des
centres les plus importants de recherches sur la communication - sociologues, psychologues
et cybernéticiens travaillent en relation étroite.
"Leurs recherches les ont amenés à la conclusion
surprenante: la réalité n'existe pas. Elle naît d'effets de communication,
sorte de compromis moyen de l'aveuglement d'un groupe. De toutes les illusions,
la plus périlleuse consiste à penser qu'il n'existe qu'une réalité unique. De
là viennent tous les dogmes et les pensées de haine."[5]
Une meute est bande magnétique mais s'efface au fur et à mesure; le
pouvoir reste en quelque sorte flottant. C'est souvent le plus vieux, non en
rapport à une durée, mais en tant qu'il articule en lui le plus de devenirs
divers, qui englobe les autres. Aujourd'hui, il y a des vieillards de 15 ans.
Cet
être anomal (au sens où il glisse et joue entre les filets des codes; le
contraire d'un anomal, un pervers polymorphe); cet anomal est-il un prêtre ou
un guerrier, un homme de pensée ou d'action?
Mais
là quelle importance, car il n'y a pas d'extériorité en opposition à une
intériorité.
Dans
les deux cas, ne s'agit-il pas de maîtriser au-delà de la matière et de
l'esprit, les fluides, les turbulences imaginales, qui créent le phénomène de
réalité. Car justement, la réalité n'est pas surcodée, rendue consistante par
l'écriture.
Les gaulois ont peur que le ciel leur tombe sur la tête et
pourtant ils sont de vaillants guerriers.
Il
faut gérer le devenir. Le sorcier doit savoir enfiler le long de ses cheveux
magiques, les différents blocs de devenirs. A son collier, ces petites perles,
c'est le devenir enfant, cet os, c'est le devenir ancêtre, cette brindille,
c'est le devenir plante.
Connaître
le mot de passe de chaque règne, savoir parler et conjuguer toutes les formes
de réalité.
Le
mot de passe est un mot magique qui transforme celui qui le prononce et le
milieu dans lequel il le prononce.
La
parole n'a plus ce sens dérivé de l'écriture qui est celui de transmettre un
code de lecture.
Le
mot, bien au contraire est rupture, une mort et une renaissance ailleurs, une
harmonisation cela le rapproche du son à l'état pur, de sa consonance, c'est
une litanie, un mantra.
Ces mots n'existent pas pour un historien, puisqu'ils ne veulent rien
dire. Pas plus que l'histoire n'existe pour ces mots, puisqu'elle n'est pour
eux sans réponse qu'un corps mort, trou noir glauque qui absorbe tous les
échos.
Le pouvoir qui
s'allie à ces mots-clés qui ouvrent les portes au-delà du langage, n'est pas un
pouvoir de la continuité. D'où leur apparente fragilité, incohérence,
illogisme. C'est au contraire un pouvoir de la rupture, c'est le vide autour de
la bordure de la table, ce qui côtoie la table sans y être réellement.
C'est
dire que le chef de meute, l'anomal, est solitaire dans sa position, tout en
étant le lieu de grouillement de la bande. Mais comme les sons enregistrés sur
une bande magnétique, il n'existe que par la meute, et chaque élément de la
meute est un propre devenir.
S'agit-il de pouvoir, ou s'agit-il de celui qui, au
contraire, s'est débarrassé de tout bien, et vit en marge de la tribu, en toute
bordure de la forêt avec pour seule richesse le vent qui lui amène toujours
plus d'innombrables devenirs?
Il y a sacrifice, parce que la violence est inhérente au jeu, à cause
du je.
Le combat entre les indiens d'Amérique et les colons se déroulait sur
deux plans hétérogènes.
La guerre chez les
indiens entre les tribus n'avait pour but aucune territorialité de toute façon
flottante puisqu'ils étaient nomades. Il ne s'agissait aucunement de prendre
possession.
Chacun
des guerriers, à l'intérieur du combat, ne cherche qu'à atteindre un idéal de
bravoure et d'impeccabilité, et cela jusqu'à l'intensité maximum du risque de
mourir. Le vaincu est dévoré par son vainqueur qui à travers cette digestion
charnelle se fond et s'unit à l'adversaire qu'il a honoré dans le combat.
Cette digestion
est à l'honneur du vaincu qui grâce à elle devient le vainqueur. Son scalp dans
lequel au moment de la mort toute l'énergie remonte, lui faisant se dresser les
cheveux, son scalp est un fétiche, une auréole que le vainqueur emporte et
honore en le portant à sa ceinture.
Le guerrier est habité, envahi, envoûté, il devient le temple
de ses victimes, il les lie à lui en devenant leur corps à tous. Il est une
armée en marche à lui tout seul, une armée sans nom et sans patrie, une bande
de particules en explosion perpétuelle. Qui n'a jamais mis sa vie en balance
dans le combat singulier à mort avec une altérité et ne peut comprendre cette
union métaphysique ne serait-ce que vis à vis de la mort elle-même?
En développant
son art, le guerrier atteint au coeur du foyer des mutations et métamorphoses
qui régissent l'évolution des devenirs de la substance des réalités.
Il
ne s'agit pas de posséder le monde, mais au contraire, de découvrir en s'y
identifiant, la force de mutation perpétuelle qui fait l'insaisissabilité du
monde.
Ce guerrier-là,
ce guerrier sans histoire, qui ne fait la guerre ni pour un passé ni pour un
futur, mais s'incarne dans la présence intense, sait que son ultime victoire
sera son dernier combat: lorsqu'au nom de sa propre impeccabilité il voudra
ignorer le manque de loyauté possible d'un adversaire, il laissera l'autre
esquiver le combat singulier et l'écraser avec l'arme inégale du nombre
quantitatif.
Vaincu,
le guerrier sans histoire aura suivi son destin au-delà du mur illusoire de la
mort, fidèle à l'impeccabilité en face de la mort elle-même, il aura vaincu
l'altérité maximum sans frémir.
Tandis
que le faux combattant abandonnant le corps inerte se précipitera vers ce
cheval, cet or, cette terre qui pour lui était le seul enjeu de la guerre
contre l'autre.
Chacun vit et se raconte ce qu'il veut mais je me demande si la
fragilité même, apparente, de ce devenir invisible des indiens n'est pas un
acte dont le pouvoir, terriblement puissant, produit automatiquement le brusque
effondrement des valeurs du soit-disant vainqueur.
Barbara
une jeune ethnologue qui a vécu pendant des mois avec les aborigènes du grand désert australien,
interviewée par Frédéric Joignot pour Actuel, raconte:
- "L'homme
mutant aborde la réalité sous l'angle des rapports, pas sous celui des objets.
Ils n'ont pas d'importance. Les rapports, la communication. Il y a de plus en
plus d'informations qui se baladent dans tous les sens sur la planète, et sans
références."
- "Sans
références?"
- "Vraies ou fausses, relatives à des sous-entendus qu'on
ignore, ça devient un monde en soi. Les médias en activité, un monde invisible.
Et je crois que le
nouveau modernisme consistera à piger que ce monde invisible peut servir de
relai symbolique entre le réel et l'imaginaire."
- "Pardon?"
- "Difficile
à expliquer. C'est juste une intuition. En plus, en Occident et
particulièrement en France, les rapports entre le réel et l'imaginaire sont
totalement pervertis et bloqués, tu ne trouves pas?"
- "L'imaginaire?"
- "Fais attention, reprend la jeune ethnologue, ne va pas
réduire l'imaginaire au simple délire de l'imagination!"
- "Comment
ça?"
- "L'imaginaire
n'est pas du délire. C'est quelque chose de très solide, de très constant.
Faut-il qu'on ait perdu la connaissance des choses pour que j'aie à te dire cela!
Tiens, prend une simple rumeur. Elle peut aussi bien
faire l'affaire qu'un média matériellement organisé."
Frédéric
Joignot enchaîne:
- "Compliqué?
Pourquoi ce retour à la préhistoire? Barbara est convaincue que les aborigènes
ont des recettes de vie ultra modernes.
Ainsi pour prendre de grandes décisions, ils n'ont
pas de chefs et ils ne connaissent pas le vote. Ils organisent plutôt une sorte
de confrontation, dans un langage purement gestuel très esthétique.
Leur but est d'obtenir un consensus, et cela sans
trahir certains secrets.
Or Barbara étudie cette méthode.
Elle dit que ça ressemble aux processus décisionnels
des états-majors de grosses multinationales américaines particulièrement en
pointe. Un peu dans le genre brain-storming."[6]
Vincent Bardet, écrivain et chercheur de têtes pensantes pour
le compte des éditions Du Seuil, semble partager cet avis puisqu'il dit dans
une interview en 1980:
- "Il
y a une possibilité, même une nécessité absolue, de se brancher sur
l'expérience dite primitive, d'un type de culture correspondant au tout début
du néolithique pré-agricole, avant l'existence de ce que l'Occident moderne a
appelé la civilisation -c'est à dire de se brancher sur une expérience
pré-historique-.
Cette rencontre nous permet de basculer dans le futur
avec une énergie infiniment plus grande que ne le peut la seule référence aux
fondations historico-culturelles du bassin méditerranéen, la mère grecque et le
père romain."
Quand on superpose plusieurs cultures restées nomades
et ayant échappé à l'écriture, un élément reste le plus souvent présent, d'une
manière générale: c'est le conte.
Le conte c'est l'histoire vraie par excellence, en
contre-partie de ce qui arrive dans la vie, considéré comme une actualisation
abâtardie du conte; le conte est le circuit intégré, l'ADN qui préside à la
circulation des énergies du groupe. Le rituel est un ressourcement à l'origine,
non pas temporel mais intrinsèque de l'être. Cette approche s'inscrit en
négatif absolu de notre approche à nous occidentale du XXème siècle, toujours à
la recherche du neuf; et c'est ce qui nous la rend si difficile d'accès.
Une
grande exposition sur l'art australien d'aujourd'hui circule internationalement
et à côté d'oeuvres d'artistes travaillés par le contexte planétaire de l'art et
sa remise en question de tout précédent, plusieurs groupes d'aborigènes ont
présenté leur idéogramme et les contes qui les accompagnent, qui réactualisent
fidèlement de génération en génération des signes venus de la nuit des temps.
Pour
ces aborigènes, c'est la fidélité absolue du geste et de la parole, qui permet
un approfondissement du sens, sa répétition incantatoire les ramenant un peu
comme nos télescopes électroniques modernes aux confins du monde et à l'origine
du présent.
Depuis cent ans, le mythe après avoir été considéré
comme une pure mystification, revient maintenant toujours plus fort: Freud ne
l'utilise que périphériquement et symboliquement, Jung le recentre avec sa
recherche de l'archétype, bien plus intense est son importance chez Castaneda
dans le Don de l'Aigle où le conte retrouve sa puissance originale de création
et de destruction des réalités et devient la clé du pouvoir sur la substance
même de l'être.
Ce qui nous rend
totalement aveugles au type de communication qu'engagent le conte et son
univers mythique, c'est que nous essayons de l'intégrer à notre culture comme
histoire... Nous l'invalidons automatiquement en posant la question
"est-ce arrivé et quand" ou alors nous y cherchons des sens cachés,
tant nous sommes sûrs de bien connaître la réalité et tant nous la validons
comme unique... Or il suffit de comprendre que du point de vue du conte c'est
ce qui arrive quotidiennement, ce qui constitue l'histoire de l'individu et de
l'humanité qui est foncièrement faux: le conte ne révèle aucun sens caché,
d'aucune histoire.
Le conte est la
seule histoire vraie, tout le reste est faux. Toutes les cultures qui
s'inscrivent dans le temps du conte ont donc une indifférence totale aux
phénomènes historiques. Elles s'enfoncent tout au long de leur vie, effaçant
petit à petit leurs traces de toute territorialité, échappant au cercle fermé
d'une matière précise, et se servant au contraire de la matière comme matériel
de déplacement transversal vers l'altérité mystérieuse qui anime le conte. Enfermés
dans notre homocentrisme, nous voulons à tout prix que cette altérité soit
d'origine humaine. La plupart des ethnologues cherchent des faits qui aient
présidé à la formation du conte, d'autres y voient à la suite de Jung le
matériel d'une lexicographie de base des signes émis par l'homme, et
entrevoient la possibilité d'y trouver les éléments d'une sémantique
universelle comme le fait Lévy-Strauss.
Mais cette
approche est terriblement superficielle, le conte et les cultures qui s'y
rattachent sont largement travaillés par des devenirs qui n'ont rien d'humain.
Devenirs invisibles, devenirs léopards, des hommes léopards par exemple. Mais
aussi devenir minéral, etc..., sans compter les devenirs qui échappent à toute
lexicographie, et tous finalement n'ont-ils pas qu'un lien en plastique au sens
de "gobelets en plastique" avec la lexicographie. A notre
connaissance, un des philosophes à avoir commencé à penser brillament cela à la
suite de Bachelard est Gilles Deleuze:
"Les
meutes, les multiplicités ne cessent donc de se transformer les unes dans les
autres, de passer les unes dans les autres. Le loup-garou une fois mort se
transforme en vampire. Ce n'est pas étonnant, tant le devenir et la
multiplicité sont une seule et même chose (...) chaque multiplicité est définie
comme une bordure fonctionnant comme anomal; mais il y a enfilade de bordures,
une ligne continue de bordures (fibres) d'après laquelle la multiplicité
change. Et à chaque seuil une porte, un nouveau pacte? Une fibre va d'un homme
à un animal, d'un homme ou d'un animal à des molécules, de molécules à des
particules jusqu'à l'imperceptible." [7]
L'homme qui
s'enferme dans l'intemporalité du conte semble tourner en rond, régresser et
s'anéantir dans l'hébétude comme le derviche tourneur. Il est siphonné par une
inspiration qui l'englobe. Mais peut-être cette disparition n'est qu'une
pénétration dans l'épaisseur du monde? Les cultures qui se sont développées
autour du conte ont apparemment la "fâcheuse" tendance à
s'autodétruire dès que les "lumières" de l'Occident les ouvrent au
modernisme. Comme ces fresques de l'antiquité romaine que l'on a mis à jour en
creusant le métro de Rome, s'ouvrant sur de vastes salles enfouies aux
peintures intactes, mais que l'air en s'engouffrant détruisait au fur à mesure
sous les yeux émerveillés des archéologues horrifiés. Ainsi l'homme du conte,
l'homme de la préhistoire, l'indien d'Amérique, les aborigènes nomades
d'Afrique, d'Océanie et d'Australie semblent infiniment fragiles à l'homme de
l'histoire; mais l'eau est-elle fragile sous prétexte qu'elle glisse entre les
doigts, et assèche les terres qui deviennent arides?
Module
112: A Dieu.
Le conte mythique oral, s'inscrit dans un temps
cyclique, le mythe se referme sur lui-même contenant le passé, le présent, le
futur dans l'intensité du conte qui est la seule histoire vraie dans laquelle
s'inscrit plus ou moins faussement les aléas de la vie humaine.
Le judéo-christianisme dès l'origine introduit une
rupture à cette circularité.
Le devenir de l'affect lorsqu'il est perdu doit être
remplacé. L'homme refusant de se laisser ballotter par les éléments de la
nature veut trouver au centre de lui-même un ordre, une échelle de valeur, une
vérité ultime.
Et s'il y a sédentarisation ce n'est pas avant tout
au niveau de l'espace, mais au niveau de son être et de la substance de la
réalité concomitante.
Dès l'instant où apparaît cette volonté d'unité
homocentrique et à partir de cette unité d'un ordre général la reflétant,
l'homme cesse de se fondre à la nature. Il se dresse verticalement contre la
nature horizontale et même si un certain animisme reste latent, le seul fait de
se redresser ainsi verticalement, de poser la verticalité comme valeur, c'est
déjà un monothéisme qui s'instaure (même si ce monothéisme se construit sur un
panthéisme infiniment riche et nourri des restes de l'animisme).
Tous
ces rochers verticaux alignés sur des kilomètres et des kilomètres, qui
quadrillent un territoire, n'est-ce pas l'image la plus primitive mais aussi le
sens ultime du monothéisme et de l'histoire?
Dès qu'apparaît l'histoire, l'homme tente de
développer un environnement qui lui soit propre. Au centre de cet environnement
est le temple, qui est comme une synthèse, une cristallisation de l'absolu qui
l'oppose au devenir naturel.
Il est intéressant de noter que ce sont les constructions les plus
anciennes, -comme les alignements, les pyramides, les temples grecs-, qui
affirment le plus monumentalement cette volonté d'homogénéisation, d'une
rigueur, alors même que les groupes qui les érigent ont du mal à se préserver
du chaos préhistorique et naturel qui les entoure.
Par un jeu de don et de contre-don qui est typique de
l'échange symbolique qui s'instaure, le chaos renvoyé à l'extériorité introduit
en contre-champ la mort en problème existentiel. Comment apprivoiser la mort?
Comment la sortir de l'absurdité et lui donner autant de sens que la vie?
La Chapelle aux Saints, le Mont Carmel, le Monte Circeo,
les premières tombes intentionnelles ont au maximum 45 000 ans (alors que le
premier silex taillé a deux millions d'années):
"Les corps
saupoudrés d'ocre rouge sont enterrés dans des fosses où l'on a trouvé un
certain nombre d'objets, de parures (coquillages, pandeloques, colliers); les
crânes et les ossements d'animaux découverts à côté des tombes sont les restes
des repas rituels sinon des offrandes (...) non seulement la croyance dans une
survie personnelle, mais la certitude que le défunt continue son activité
spécifique dans un autre monde."[8]
Enfermement, renfermement, il ne faut surtout pas que le
mort s'échappe, il doit garder son identité acquise. L'individu ne doit pas
échapper à la territorialisation qui se fera toujours plus précise jusqu'à
l'enfermement des fous à l'aube du modernisme et de la carte d'identité.
Chute.
Rentrer dans l'histoire c'est peut-être tout simplement
perdre le paradis de l'affect?
"Tu ne mangeras pas de l'arbre de la connaissance
du Bien et du Mal, car le jour où tu en mangeras tu mourras."[9]
Avec les alignements, nous nous trouvons en face de
l'origine du quadrillage et de l'homogénéisation, au nom de la verticalité;
avec les pyramides, c'est la hiérarchisation même de la société qui trouve un
symbole magnifique; les temples grecs avec leurs sculptures humaines pétrifiées
et si ressemblantes pourtant, (plus vraies que la réalité comme dirait Van
Goght) c'est l'homme lui-même qui se pose comme absolu éternel.
Mais tous
ces monuments ont un rapport direct avec la mort, la mort est au coeur de
chacun d'eux, dans leur monumentalité même.
Le
champion de l'histoire, la tradition judéo-chrétienne, se sera construit sur
les ruines de ces ébauches (Egypte, Grèce, etc...). En effet, un monothéisme
très homocentrique est affirmé dès le début.
L'Ancien Testament et le Nouveau Testament sont les
premiers livres religieux qui soient avant tout à base historique. L'histoire y
reste vécue, il est vrai, avec encore de nombreuses colorations mythologiques
-comme dans les traditions de même époque-, mais s'il y a un mythe et une
mystification, c'est celle de la notion historique elle-même. Dans La Bible, il
n'y a plus de place pour des contes mythiques oraux qui se referment sur
eux-mêmes, la légende historique commence, ce ne sont plus des contes mais des
comptes. Il s'agit désormais de rendre compte, le devenir imperceptible fait
place au développement chronocentrique en forme d'arbre généalogique fils de
fils de fils de fils...fils du Dieu homocentrique. Désormais nous rentrons dans
le temps linéaire. La narration ne se termine pas, elle se continue, elle
s'actualise de prophète en prophète, elle transforme le monde et les événements
qui marquent l'aventure même du peuple, sont élevés au rang de symboles,
messages divins. L'absolu devient historique. Ainsi après que l'espace ait été
quadrillé, la société hiérarchisée, les mystères humanisés, c'est le
développement même du temps que la tradition judéo-chrétienne conquiert,
rendant grâce au message divin "Dieu de tous les temps". En ce sens
là, si l'histoire apparaît comme on a tendance à le dire dès l'instant qu'il y
a écriture, seule la religion judéo-chrétienne l'utilise réellement pour fonder
l'histoire.
"Même si la
Grèce a inventé l'histoire, en quête rationnelle des hauts faits des grands
hommes et gestes des sages conducteurs de la cité, elle n'a pas su réellement
dégager une place pour l'histoire (...) en vérité le temps linéaire ne trouve
sa place, sa justification pleine et entière que dans la philosophie
judéo-chrétienne. En un mot, pour comprendre un temps linéaire, non cyclique,
il faut la création(...) l'idée de création n'existe que dans La Bible. Elle
tient dans les trois premiers mots de la Genèse: Bêreshith Bara Elohim."[10]
Au commencement Dieu créa...
Au commencement...
Les contes oraux des sorciers ne tiennent pas devant l'histoire sainte
écrite.
Rideaux pour les oracles.
Place aux prophètes.
C'est déjà un problème de technologie...
Le conte mythique oral n'a comme puissance que l'intégrité du zéro. Il
se noue dans l'au-delà du sens et sa gravité aussi intense soit-elle ne peut
résister à aucun codage, ouverture vers l'altérité le conte ne peut être
déploiement du même.
Il faut l'homme divinisé, devenu Dieu de l'histoire,
pour que l'homme puisse se territorialiser dans le même et imposer le même à
toute térritorialité. Seul le narcissisme du même au même est propice par effet
de miroir, à fixer toute réalité dans le même et le même dans toute réalité.
Seul le miroir peut donner son nom à toute chose et croire que toute
chose n'existe qu'en son nom.
"Il (l'éternel Dieu) les fit venir vers l'homme (les animaux) afin
que tout être vivant portât le nom que lui donnerait l'homme." [11]
Comme chacun sait les vampires, les fées, les
fantômes ne se reflétant pas dans les miroirs... ils firent ainsi la preuve
définitive de leur inexistence.
Dans le miroir la réversibilité peut commencer, le zéro du conte se
métamorphoser en décompte de l'histoire.
"Dieu dit que la lumière soit et la lumière fut. Dieu vit que la
lumière était bonne et Dieu sépara la lumière d'avec les ténèbres." [12]
Un, deux , trois, quatre, cinq, six, sept...
Les pôles s'éloignent, la radieuse mise en croix
s'épanouit.
A
l'aube de la post-histoire, des télescopes géants nous permettent, aux confins
de millions d'années lumières, de jeter un regard rétrospectif sur ce point
alpha de toute l'histoire. "L'univers tout entier, que nous pouvons voir
lorsque nous remontons dans le temps jusqu'à l'époque de la nucléo-synthèse,
pourrait n'être rien d'autre qu'un agrégat homogène et isotrope à l'intérieur
d'un univers plus vaste inhomogène et anisotrope"[13],
fait remarquer le physicien Steven Weinberg, à quoi réplique l'historien Pierre
Chaunu:
"Mais
puisque cet au-delà de tout espace-temps concevable est radicalement,
ontologiquement, le non-communicable, non-pensable, non-concevable, mieux vaut
renoncer à l'atteindre autrement que par la voix qui se donne à connaître du
fond de la conscience, depuis que le premier homme a enterré le premier mot de
l'histoire."[14]
Ainsi l'ombre et la lumière sont définitivement séparées, scission de
l'intérieur avec l'extérieur, scission du bien et du mal: le serpent du savoir
a mordu.
Mais qu'a mordu ce serpent, sinon sa queue, comme dans cette image
hindoue où l'illusion de la création, Maya, est représentée par une araignée
qui tisse sa toile à l'intérieur d'un cercle que forme un serpent en se
refermant sur lui-même. En effet, on pourrait renverser la proposition de nos
deux savants (serpents) et dire que c'est le désir (cet autre forme de
l'illusion) d'un univers isomorphe
et homogène qui implique directement la vectorialisation du temps, et la mise
en valeur d'un point d'origine, point qui devient dès lors le lieu d'une
obsession fétichiste,
point
d'hypnose,
point
noir.
Trou
noir...
Dès lors il ne s'agit plus de dévorer une altérité comme le fait le
zoulou qui dévore l'adversité. Il s'agit de dévorer ses propres enfants comme
Kronos, il s'agit de tuer son père et de coucher avec sa mère comme Oédipe, dès
lors tout devient une affaire de famille. Au Nom du Père du Fils et du Saint
Esprit. L'homogénéification linéaire du temps, est à ce prix là, l'enfermement
de l'homme dans le cercle du sens. Jeu de cercle qui fait la puissance et où se
joue la différence des devenirs des fées et des sorciers, mais que l'homme du
miroir ne peut plus voir.
L'histoire nous fascine, le miroir nous appelle, le livre
tiendra sa parole, les enfants issus de La Bible envahiront la terre toute
entière et quadrilleront toute chose au rythme de leur métronome. A partir du
christianisme, le tronc judaïque se ramifie en multitudes de branches plus ou
moins importantes mais que ce soit orthodoxe, catholique, protestant,
islamique, anglican, etc... leur lutte fratricide n'est qu'un prétexte de plus
pour balayer et envahir tous les territoires, jusqu'au marxisme, cette dernière
branche, comble du raffinement que le Dieu de l'histoire se donne à lui-même, pour conquérir dans une
bifurcation finale la terre toute entière. Fantastique ironie de miroir lorsque
Marx écrit à Engel:
"Je
prie Dieu, de pouvoir extirper l'idée de Dieu des hommes"; alors que toute
la rhétorique judéo-chrétienne enflamme le marxisme dans un merveilleux
crépuscule. Car avec Marx c'est aujourd'hui
l'apocalypse; le dernier devient le premier, l'histoire universelle de
tous les temps aboutit à l'homme Dieu maître de son destin, dans la cité
paradisiaque du communisme où tout est au même et le même à tous.
Module
113: Les lumières.
Le pouvoir dans les ensembles hiérarchiques de l'histoire n'a vraiment
rien à voir avec la manière dont évolue une bande sans histoire.
Le pouvoir dans la hiérarchie est directement issue de la loi.
Le chef est détenteur du code qui doit homogénéiser le groupe, fonder
sa continuité et inscrire des événements historiques.
La bande, l'anomale fulgurant, a une politique
d'effacement dans les altérités qu'elle traverse et qui la traversent. Le chef
d'une hiérarchie cherche au contraire, par des monuments grandioses, à fonder
dans la continuité du temps historique, l'homogénéisation qu'il tente d'imposer
par la loi.
"Le prince veut et croit faire tout ce qu'il faut, les choses
étant ce qu'elles sont; en réalité il se conduit à son insu en possesseur
d'étangs poissonneux; et l'idéologie le magnifie en bon pasteur."[15]
La lignée, l'arbre généalogique, la transmission
de père en fils aîné, sont des idées directement liées à l'idée de pérennité du
code, de pureté dans la continuité. L'Egypte poussera ce système très loin, les
membres de la famille pharaonique se mariant entre eux. Mais on aura
relativement vite fait de s'apercevoir de la disjonction entre la logique de
développement de la loi et les devenirs hasardeux d'une lignée. La force du
christianisme est d'élever chaque individu au niveau du fils direct du code le
père et ainsi de permettre une assise et une universalité beaucoup plus grande
à l'histoire. Plus tard, le code incarné à travers les habitudes de tous les
citoyens, pourra se personnifier quantitativement à travers eux grâce à la
démocratie. "L'apparition de
l'Etat a opéré le grand partage typologique entre sauvages et civilisés, elle a inscrit l'ineffable coupure dans
l'au-delà de laquelle tout est changé car le temps devient histoire."[16]
Récemment on a pu découvrir combien déjà l'Egypte
était travaillée par cette idée; Plus tard la Grèce fera un pas de plus... La
déstabilisation de l'Empire Romain, son effondrement, créent un certain retour
au "barbarisme" et à ces "bandes anomales" et sans
histoire. Nous avons une foule de détails sur la fin de l'Empire Romain et peu
d'éléments sur le début du Moyen Age.
"Du IVème au Xème siècle s'ouvre une fascinante transition, on
sait à quel prix elle a été payée; en perdant les trois quarts de ses
habitants, ses villes, 99% des hommes capables de déchiffrer (donc presque
l'écriture), le plus vieux monde a largué avec une partie de ses bagages, ses
entraves."[17]
Etonnant
recul pour mieux sauter qu'ouvre l'âge du christianisme. On dirait que chaque
mutation a besoin au début de se retrouver dans une situation d'ante-histoire.
C'est dans cette jeunesse sans mémoire qu'elle puise son
inspiration et sa force face au pouvoir des codes et aux lois des vieilles
civilisations qui l'entourent. Ainsi, avant qu'elle n'établisse les nouveaux
codes dont elle est porteuse, la mutation s'offre d'abord comme un devenir,
comme rupture vers l'altérité. L'affect rejoue à plein, le christianisme
enflamme les coeurs et non l'intelligence rationnelle; il est un espace de
perdition, de disparition dans l'intensité et l'épaisseur du monde pour les
individus qui le vivent dans son originalité d'origine.
Cette plongée
dans le devenir, dans cet imaginal qui apparaît d'abord comme un suicide et se
nourrit de la chair pour faire la chair d'une nouvelle réalité, fait échapper
les individus qui y participent aux contradictions de l'histoire, transformant
l'arbre du Bien et du Mal en arbre de vie trônant au milieu du paradis à la
place du premier dans le jardin de l'Eden. En ce sens là on peut dire que les
chrétiens primaires retrouvent le paradis.
Mais l'histoire ne s'intéresse pas au primaire, elle
s'intéresse au premier.
Pierre la première pierre de l'Eglise demandera qu'on le crucifie à
l'envers.
Jeu de miroirs de l'histoire.
Dans la réflexion
s'institue la hiérarchisation à partir de la rupture anti-hiérarchique du Christ.
A partir de là, le moins qu'on puisse dire, c'est que le jeu entre le
pouvoir hiérarchique et les bandes anomales devient de plus en plus dur. Le
pouvoir d'homogénéisation dans l'histoire est à ce prix là, car sans code il
n'y a pas d'histoire et sans histoire il n'y a pas de pouvoir. Homogénéisation,
homocentrisme, homo lave toujours plus blanc.
Le pouvoir hiérarchique après s'être épuisé à anéantir le
microbe du christianisme qui se répand comme la peste, sera lui aussi emporté
pour son plus grand bonheur. Le pouvoir va savoir utiliser cette spiritualité
toute neuve pour y trouver un code nouveau propice à son vieux rêve d'Empire
Planétaire.
On récupère les commentaires des pères de l'Eglise pour faire des
commentaires de commentaires qui serviront de dogmes à l'esthétisme et aux
lois. L'Ancien Testament, réuni au Nouveau, l'humanité a son "Livre",
la maîtrise du temps trouve alors une base sans précédent. Le Moyen Age est
comme un fourneau dans lequel l'histoire va être jetée aux flammes de la pensée
manichéenne. L'histoire encore molle en sortira comme de l'acier prêt à
conquérir le monde et à le découper en rondelles.
Dans le feu de l'inquisition ce sont les dernières impuretés
d'ante-histoire, animisme, sorcellerie, devenirs animaux, qui sont brûlés
jusqu'aux racines. Période trouble durant laquelle le pouvoir hiérarchique
règle son compte à la multitude des bandes et devenirs multiples qui, telles de
mauvaises, herbes ternissent le merveilleux jardin à la française de
l'histoire.
Gutenberg (1397-1468): La Bible a trouvé son médium de multiplication;
elle sera pour tous les temps le livre le plus vendu au monde. Au point que
l'on peut se demander si tout autre livre n'est pas qu'un appendice, un
ridicule avorton, à côté de ce livre majeur qui écrase tous les autres de par
la quantité même de sa diffusion. La Bible est le recueil unique pendant des
millénaires d'hommes ayant passé pacte avec le Dieu homocentrique incarné dans
l'histoire; et dans la mesure où tout ce qui s'écrit aujourd'hui n'est que le
développement de cette histoire qui continue, chaque livre n'est-il pas encore
la suite de La Bible, même l'athé, surtout l'athé écrit encore La Bible,
toujours... Partout polard, roman à l'eau de rose, philosophie, mathématique,
politique, sont tous le même, La Bible, le "Livre"; pieuvre à mille
têtes qui connecte tout à tout, désenclave le monde, anéantit l'hétérogénéité
partielle, pour unir tout dans l'homogénéité du Dieu homocentrique.
Le même dans la multiplication du livre peut faire un nouveau saut
dans le quantitatif du même au même.
"Je suis donc je pense" -Descartes (1596-1650)-, "Le
véritable fondateur de la philosophie moderne"[18],
offre une galerie des glaces digne du christianisme planétaire, Louis XIV
(1638-1715), Le Roi Soleil, éclaire le monde!
La
gravitation universelle, la théorie définitive de l'espace et du temps
homogénéisés est déployée par Newton (1642-1727).
La révolution française (1789-1804) sera l'aboutissement de ce long
accouchement d'un code universel "libérateur" de tous les anciens
codes considérés dès lors comme déchus. Le maître comme mesure universelle est
inventé à cette époque.
La mise à mort utilisée par les pouvoirs au cours des siècles est très
symbolique de leur nature. La démocratie coupe les têtes qui dépassent du code.
Ces milliers de corps sans tête, c'est l'idéal de la révolution: une tête pour
des corps multiples. Cette tête unique va petit à petit se répandre dans le
monde "l'histoire est le développement de l'esprit universel dans le
temps" -Hégel (1770-1831)-. Fini les guerres saintes fratricides,
l'holocauste de la colonisation peut commencer.
"Sur 144 millions de
kilomètres carrés de terres émergées, 118 millions de kilomètres carrés sont un jour ou l'autre passés
par le statut de colonie ou de dépendance d'un Empire
Colonial Européen, du XVIème au XXème siècle."[19]
L'Amérique offre le terrain sur lequel s'établira, à l'état pur et
sans entrave du passé, l'idéal de la révolution française. Mais cet idéal, ces
"lumières", qui se répandent au monde entier sont aussi l'espace d'un
charnier et d'une destruction qui laisse loin derrière eux tous les autres holocaustes
de référence.
Avant l'épreuve apportée par l'épreuve de Berkeley,
l'homme de l'histoire a toujours voulu fermer les yeux sur ce trou noir de
l'horreur.
L'Amérique, au moment de son envahissement, est un continent peuplé
par 80 millions d'hommes au moins. Le climat et la terre permettent un
rendement des récoltes inconnu en Europe, parfois cinq à six fois supérieur aux
meilleures terres limoneuses de l'Occident. Cette situation créee une société
de loisirs propice au développement d'une profonde connaissance spirituelle,
comme le révèle l'ethnologie moderne. La fragmentation de l'espace en zones de
langues différentes est le lieu d'une multiplicité de cultures hétérogènes.
"Cinquante huit langues souches pour les huit à neuf cents mille
âmes de l'Amérique au nord des plateaux mexicains, cent trente trois langues
principales et des centaines voire des milliers de variantes dialectales plus
au sud."[20]
Entre 1520 et
1570, environ soixante dix millions d'hommes, 15% de la population planétaire
totale vont disparaître au nom du christianisme et de l'histoire universelle,
en Amérique, en Amérique seulement... Des centaines de cultures toutes
différentes les unes des autres renfermant des rapports au monde dont
l'extraordinaire profondeur dépasse parfois de très loin ce que l'Occident n'a
jamais pu imaginer, sont anéanties purement et simplement.
L'Amérique fait exemple mais qu'en est-il pour l'Inde, la Chine et
toutes les autres colonies? Toute la terre, toutes les civilisations, toutes
les moeurs, les cultures, qui vont être mesurées à l'aune de l'histoire
universelle. Tout ce qui dépassera sera guillotiné.
Comme le dit André Malraux, nous sommes la seule civilisation à être
l'héritière de toutes les autres, et pour cause!
Cependant ce désenclavement, à mesure qu'il va se répandre, va
permettre la création de la société moderne avec sa science, son art, sa
politique et sa philosophie s'autonomisant de la religion.
Les colonies en drainant les richesses du monde entier, vont amener en
Europe une opulence propice au développement économique du XXème siècle.
La mécanique newtonienne sur la base même de l'homogénéisation du
temps et de l'espace est source du développement industriel.
A travers les moyens de communication, ce sont tous les cerveaux de
l'humanité qui peuvent se connecter et permettent l'élaboration d'une pensée
commune qui se poursuit dans le temps.
Mais ce gigantesque cerveau, à mesure qu'il s'affine et recueille,
dans son désir même d'histoire, les débris des anciens codes qu'il a détruit
pour naître, est travaillé de l'intérieur par une profonde remise en question.
La mort hante l'histoire. Il y a un curieux chassé-croisé entre la
mort et l'histoire. Toutes les tentatives de l'homme historique vis a vis de la
mort, auront pour but de la soumettre à la loi. Un de ses tours de passe-passe
sera d'utiliser la mort comme châtiment aux infractions de la loi.
L'homme
historique, dans la mesure où il croit à une vérité-réalité unique dans
laquelle une histoire universelle peut s'inscrire, se doit de considérer cette réalité
et la vérité qu'elle révèle comme éternelles. Ainsi il caractérisera cette
vérité ultime comme quelque chose qui est au-delà de la rupture vie/mort.
Mais il ne se rend pas compte que c'est justement l'institution d'une
loi, d'un code, d'une vérité ultime, qui établit cette rupture entre la vie et
la mort.
En effet, la mort reste indéchiffrable à la continuité historique
puisque justement elle est arrêt de cette continuité. En même temps et
justement parce que la mort offre un blanc, elle va devenir le refuge idéal de
toutes les fascinations d'ordre absolu, ou au contraire d'affects refoulés par
la loi.
Une des premières civilisations historiques: l'Egypte sera une
civilisation qui se construira complètement sur la notion de mort. De même que
les pyramides affirment de toute leur pesanteur la volonté sédentaire d'une
hiérarchisation et d'un code, toute la tradition égyptienne fera de la vie,
avec ses affects et ses devenirs incertains, une attente de l'ordre ultime de
la mort. On dirait que seule la mort permet au pharaon de découvrir sa propre
stature de maître de la loi et du déroulement des événements historiques.
L'étude de l'Egypte est certainement intéressante, car comme toutes les
origines de phénomènes qui par la suite se sont développés, elle caricature les
tendances qui plus tard deviendront confuses.
Par exemple,
même si cela devient de plus en plus flou à mesure que l'histoire se développe,
le sens ultime de l'homme historique c'est la momification, au nom de la loi de
la vie. Plus tard, toutes les religions historiques tenteront ainsi de
récupérer la mort comme continuité et caricaturisation de l'ordre qu'elles
veulent constituer dans la vie.
Mais, de même qu'à mesure que l'histoire s'étendra, deviendra
majoritaire, sera la norme, il sera de moins en moins utile d'élever des
édifices aussi massifs que les pyramides, la vie étant de plus en plus soumise
à l'ordre; la mort pourra être enfin libérée. A mesure que la vie s'organise,
se sédentarise, devient artificielle, la mort au contraire, reste quelque chose
de relativement inobéissant. Elle qui, par sa vacuité, était idéale pour
transposer l'ordre absolu que l'on voulait instituer dans la vie elle-même,
devient de plus en plus terrifiante lorsque la pyramide cesse d'être un
tombeau, et s'incarne dans la réalité sociale de la planète toute entière. Les
codes ont de plus en plus de mal avec la mort, l'ordre régnant enfin sur la
terre, la mort devrait disparaître. Si dans la religion chrétienne elle garde
encore sa situation de projection idéale et paradisiaque puisque, comme le code
l'indique, c'est là que le juste peut être enfin dans l'harmonie, elle se teint
malgré tout de plus en plus d'horreurs avec l'enfer qui semble gagner
constamment du terrain sur le paradis.
Je pense
évidemment à Bosch et à ses enfers remplis de devenirs indescriptibles, et à
l'image de Belzébuth à moitié homme, à moitié animal. Paradoxalement, la mort
que l'on avait séparée de la vie pour y instituer cet ordre absolu dont l'homme
rêva devient à mesure que cet ordre se réalise sur terre, le seul point de
rupture qui échappe justement à l'ordre. Michel Chaunu à partir de recherches
lexicographiques montre comment le concept de décadence rapporté aux
civilisations et la peur subséquente sont relativement récents et apparaissent
contemporainment à l'âge des lumières. Lorsque l'homme croira à travers le
mythe scientifique prolonger sa vie éternellement, la mort deviendra carrément
obscène et insupportable alors que l'holocauste nucléaire augmentera toujours
plus le risque d'une fin brutale de toute l'humanité.
Pourquoi tombe-t'on malade et mourrons-nous?
Parce
qu'un esprit vous rend malade et vous tue. On voit de quelle manière cette idée
est liée au nomadisme sans histoire.
Dès
qu'un endroit cesse d'être fructueux, c'est que l'esprit du groupe l'a quitté
et qu'il vaut mieux aller voir ailleurs.
Le devenir a à
voir avec la météorologie, les turblences; toute chose qui reste incernable par
la réflexion logique. La divinisation est souvent liée au nomadisme, les gitans
par exemple qui vivent en bande en marge des structures hiérarchisées des
états. Il ne faut pas faire l'erreur de croire que la sorcellerie, qui mélange
dans le même creuset la politique, la science, l'art et la philosophie (grands
segments qui ne seront distinguables et séparés que dans l'histoire et
notamment à partir de l'âge des lumières) n'ait pas d'efficacité. Son but, son
sens est complètement différent de ce que recherche l'ordre historique, et
c'est pourquoi il aura tendance à les considérer comme de pures croyances
inefficaces et désuètes.
Bien
au contraire, elles ont dans leur champ d'existence un redoutable pouvoir, et
ce pouvoir en tant qu'il s'ouvre sur l'altérité, est infiniment plus vaste que
le pouvoir homocentrique de l'histoire.
L'individu qui va se faire soigner par le sorcier, sait ou en tout cas
pressent que c'est le sorcier qui maîtrise les fluides qui animent un groupe.
Etre malade, c'est devenir une partie désuète, désertée du groupe dans lequel
on s'insère. Le malade vient chercher auprès du sorcier une réhabilitation une
réharmonisation à l'intérieur du groupe, à l'intérieur de lui-même, en tant que
bande magnétique des intensités multiples nécessaires pour lui permettre de
retrouver la santé et la joie. Mais le sorcier le fait automatiquement glisser
ailleurs, il sait qu'il est malade d'être vivant pour un groupe qui le démange
au lieu de le manger. Il le fait renaître ailleurs, le glissant entre les
lignes, échappant au sens en se perpétuant dans une altérité toujours plus
vaste.
La pensée typique de l'histoire au contraire, c'est de rechercher
au-delà de tous les phénomènes de devenirs, la vérité ultime qui les relie et
leur donne un sens: la loi. Cette réalité ultime, cette loi, sera souvent et de
plus en plus reliée à la notion de père. En effet elle est sensée être à
l'origine de toute chose, d'où l'importance de la filiation biologique et de
cause à effet qui importe tant à l'histoire.
Cette
loi, qu'elle soit religieuse ou laïque, est toujours idolâtrique et clôture
l'homme dans un "esprit" qui tôt ou tard devient désuet et lieu de
morbidité.
Dès cet instant,
l'individu se retrouve vis a vis de son affect, de son devenir qui déborde
constamment des cadres de la loi, dans une situation de culpabilité et
d'autodestruction. On a déjà fait couler beaucoup d'encre sur le soit-disant
meurtre du père ou abolition de l'état. Marx et Freud, comme deux ramifications
dernières de l'histoire universelle, qui aura duré finalement bien peu de
temps, referment avec leurs dialectiques et leurs contradictions issues de la
mécanique newtonienne, une parenthèse dans les devenirs qui fulgurent toujours
plus multiples aujourd'hui comme toujours. L'illusion de la continuité surgit
lorsque dans une démarche historique on se retourne vers le passé pour y trouver
les signes du devenir futur. Ainsi le futur est médiatisé par le passé, il
devient une projection du passé.
Cette projection
tend à se dessiner imaginativement et à créer du désir avec son mythe du
lendemain qui chante. La mort apparaît alors comme le seul obstacle
incontournable à l'obtention de ce futur désiré.
En contrepartie
de cette angoisse, l'individu aura tendance à se rassurer en surchargeant
émotivement les signes historiques qu'il a valorisés dans son passé. L'ensemble
aboutit à une crispation sur le passé historique, qui lui semble valoriser son
existence et à une perpétuelle anxiété sur le futur dont le hasard risque de
détruire ses plans. Au maximum de cette tendance, le présent est constamment
évacué. L'individu n'est plus capable d'improvisation et de spontanéité. Il
n'agit que d'une manière crispée et nerveuse, que par rapport à la projection
qu'il s'est fait du futur, projection qui n'est que la pérennisation du même au
même de son passé. Plus il s'investit dans cette momification de lui-même, plus
la mort lui paraît terrifiante. Ce processus qui se renforce à mesure que
l'histoire s'incarne dans l'unité avec l'homocentrisme, a évidemment tendance à
se manifester au niveau des sociétés et des masses. L'URSS en est l'exemple,
totalement crispée sur le projet marxiste, elle fige toute évolution réelle, au
point que pour nommer cette situation, on a utilisé le terme post-histoire dans
le sens inverse en quelque sorte avec celui que je développe dans ce livre.
Toute
l'ambiguïté est que le développement structurel qu'amène l'histoire n'est pas
du tout négatif en lui-même. Au contraire, il est un outil et la source de tous
les outils, par rapport à la situation a-structurelle de l'ante-histoire. Ce
qui est morbide, c'est que l'individu survalorise un état de structures données
et s'identifie à lui. C'est à ce moment-la, qu'il y a dogmatisation,
momification, crispation sur le passé et angoisse en face de la mort. Un jour
où l'on demandait à Cocteau, ce qu'il emmènerait de chez lui si sa maison prenait
feu, il répondit le feu. La maison représente là le territoire, la forme
structurante, l'histoire et la projection du futur dans un désir de pérennité.
Le feu au contraire, c'est la destruction, la métamorphose et la reconstruction
ailleurs. Emmener le feu, c'est emmener au-delà des structures la source
géniale de toutes les structures.
"La
disponibilité soudaine d'un savoir largement supérieur, en propulsant notre
pensée des milliers d'années en avant sans les bénéfices d'une assimilation
cohérente progressive de toutes les étapes intermédiaires ayant amené ces
résultats, peut avoir des conséquences véritablement malheureuses. L'expérience
clinique nous apprend que la soudaine confrontation avec des informations d'une
dimension insoutenable à l'un ou l'autre de deux effets: ou bien la victime
ferme son esprit à la nouvelle réalité et se conduit comme si elle n'existait
pas, ou bien elle prend congé de la réalité toute entière. Le second choix est
l'essence de la folie."[21]
Dans un roman anglais ayant pour titre "Le nuage noir",
l'auteur met en communication les plus grands savants de la terre avec une
conscience extra-terrestre qui frôle la terre sous forme d'un nuage noir,
énorme entité "cérébrale" qui dérive dans l'espace. Après que le
mirage eut digéré en quelque jours toutes les langues, les arts, la science et
la philosophie terrestre, il essaye de transmettre aux savants ce qu'il sait,
lui.
Mais le candidat s'effondre mortellement au bout de quelques heures,
fasciné, incapable de mettre fin à son écoute mais tout aussi incapable
d'assumer ce qu'il apprend!
Finalement le nuage est obligé de s'éloigner et les savants
rétrospectivement se rendent compte qu'au lieu de se connecter avec le nuage le
plus savant d'entre eux, ils auraient dû choisir le jardinier qui, dans sa
situation inculte, aurait sans doute beaucoup mieux supporté l'impact de
conceptions différentes que celles développées par la science humaine.
Que Freud retrouve le mythe d'Oedipe comme structure fondamentale d'un
complexe psychique essentiel, ne correspond pas, comme il le croit, au moment
où il le fait à une véritable prise de conscience et libération de l'homme mais
au contraire à un dernier recodage d'une existence en dissolution. Dans les
groupes où il n'y a pas de structure historique. Le père et la mère sont à
proprement parler aléatoires et n'existent pas symboliquement pour la bonne
raison qu'il n'y a pas de début ni de fin donc pas de génération. Le père et la
mère sont deux divinités spécifiques de l'histoire. En effet le flottement du
centre de l'histoire, spécifique à ce qui se passe dans la post-histoire, rend
caduque comme dans l'ante-histoire la situation du père et de la mère.
Le père est un menhir et les menhirs sont les pères de l'histoire.
Les générations de pères quadrillent le groupe et son histoire dans le
temps. Jésus fils de, fils de, fils de, fils de ... Ce n'est pas un hasard si
le Christ s'est finalement imposé comme le point majeur de référence zéro de
l'histoire.
Quand Freud découvre la nécessité de tuer le père, l'histoire est déjà
en décomposition, et le père est déjà mort. Freud ne fait que rétablir les
êtres en déperdition de sens, sous son propre sens. Il les maintient entre la
folie et l'enfermement de la pensée, entre le mur et le papier peint et toute la
psychanalyse jusqu'à cette bordure de rupture qu'est l'anti-psychiatrie, ne
fait que perpétuer ce "Mac Donald" de la santé.
La génération spontanée fait la post-histoire, l'individu naît de
lui-même, ses parents n'ont aucune responsabilité dans son devenir, l'acte de
naissance ontologique n'ayant rien à voir avec l'acte de naissance génétique.
La post-histoire n'a pas de référence, elle nous éclaire en se
consumant atomiquement comme le soleil; le feu en brulant se délasse disait
Héraclite.
Les révolutions n'ont rien à voir là-dedans, elles sont au contraire
les secousses cathartiques du cadavre de l'histoire.
Aucune
évolution ne mène à la post-histoire encore moins les révolutions.
La post-histoire est une
société d'individus innommables échangeant entre eux des signes.
Il n'y a pas d'anormalité, puisque c'est l'anormalité elle-même qui
fait la valeur d'un être. On fait échange d'anormalité à travers un troc
universel et sans référentiel. Ce qui est contemporain de la disparition de la
famille implique évidemment la disparition de ces territoires codés que sont
les pays.
L'homme de la post-histoire n'est pas international, il est lui-même.
Ce qui tue l'économie actuelle c'est que nos échanges son déjà tombés
dans une situation pure sans référentiel alors que nos monnaies d'échange
restent entachées de valeur ancestrales, liées chacune à son pays et à son
histoire.
Nous ne pouvons que basculer dans un désordre absolu, qui effacera ces
différents fantômes de l'histoire, comme une vague efface les pas sur une
plage.
"Ceux qui se dévouent à la vie dans le monde et
consacrent cette action dans la méditation, triomphent de la mort par la vie
dans le monde et par la méditation atteignent à l'immortalité" disent les
Upanishads.
[2] Mille
plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari. Ed. de Minuit. 1980. P.9.
[3]
Qu'est-ce que l'ethnologie?, Robert Jaulin. Revue Parlée au Centre Georges
Pompidou. Février 1983.
[4]
Dominique Bonnet. Express du 28/11/1983. P.127.
[6] Frédérie
Joignot, Actuel 1982. Est-ce que vous avez pensé un truc récemment?"
[7] Gilles
Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Ed. de Minuit. P.305.
[8] Mircea
Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses. Ed. Payot. 1976.
P.21.
[9] Genèse
II - 17.
[10] Michel
Chaunu, Histoire et décadence. Ed. Perrin. 1981. P.52.
[11] Genèse
II - 19.
[12] Genèse
I - 4.
[13] Steven
Weinberg, Les trois premières minutes de l'univers. Ed. Le Seuil. 1978. P.143.
[15] Paul
Veyne, Comment on écrit l'histoire. Le Seuil, 1971. P.
[16]
Clastres, La société contre l'Etat. P. 170.
[17] Pierre
Chaunu, Op.Cité P. 272.
[18]
Encyclopédie Larousse, 1900.
[19] Pierre
Chaunu, Op.cité P.256.
[21] Paul
Waltlawich, La réalité de la réalité, Le Seuil, 1978. P.197.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire