Close La guerre des cerveaux
La course au cerveau artificiel passe par la conquête des cerveaux.Ceux, bien réels, issus des meilleurs laboratoires du monde.
C’est dans ce contexte que s’inscrit l’information qui fait le tour des médias en France : Facebook implante son laboratoire d’intelligence artificielle (IA) à Paris. A grand renforts de communiqués, le gouvernement crie sa joie et la plupart des observateurs de la scène technoscientifique se gorgent d’un orgueil pour une fois bien placé. Oui, en France, nous avons des talents, nous avons des cerveaux. Regardez, même les américains nous veulent !
Doit-on rejoindre ce concert de louanges et de satisfecits quasi unanimes ou nous poser des questions qui peuvent fâcher ? Analyse.
Cocorico !
Le choix de Facebook d’implanter son laboratoire à Paris est certes un beau succès et une reconnaissance de la recherche française dans des domaines scientifiques très avancés et notamment les mathématiques ou la cybernétique. Facebook a déjà recruté nombre de chercheurs et d’ingénieurs français pour rejoindre ses équipes de Menlo Park ou New York. Mais c’est la première fois que le géant de la Silicon Valley choisit Paris pour implanter un labo de recherche hautement stratégique.
Pourquoi Paris plutôt que Londres ou Zurich qui sont les destinations d’autres acteurs de l’internet comme Microsoft ou Google. Est-ce pour bénéficier du Crédit Impôt Recherche ? Est-ce parce que nos salaires sont moins élevés que dans la Silicon Valley ? Est-ce pour faire geste vis à vis du gouvernement français, comme Google l’a fait avec son Institut culturel parisien ? Pas vraiment. Ces raisons sont insuffisantes au regard de l’objectif majeur de Facebook : prendre une longueur d’avance sur les concurrents dans le recrutement des meilleurs cerveaux prêts à livrer une bataille hautement stratégique : la conquête du cerveau artificiel.
Yann LeCun, Directeur de la recherche de Facebook Artificial Intelligence Research
Pour Mike Schroepfer, le CTO de Facebook interrogé par l’Usine digitale, Paris "a la plus grande concentration de talents de toute l’Europe." Le n°4 de Facebook cite aussi "la possibilité de collaborer avec une communauté de recherche très dynamique." Yann LeCun, patron français de FAIR, le labo IA de Google précise : « Il n'y a pas d'autre laboratoire de recherche de haut niveau établi à Paris, tandis que plusieurs de nos concurrents, comme Google et Microsoft, sont bien implantés à Londres. Donc il y a davantage de talents disponibles en France." En d’autres termes : le réservoir de cerveaux français est encore assez disponible ; allons-y avant les autres.
La bataille entre géants fait rage Entre les deux mastodontes Google et Facebook, la bataille fait en effet rage dans la course au développement de l’intelligence artificielle. L’objectif n’est pas (encore) de créer des humanoïdes intelligents capables de remplir des fonctions et des services pour lesquels les humains seront vite dépassés. Non, l’objectif immédiat est de rendre les ordinateurs aussi intelligents que ceux qui les utilisent. Des ordinateurs capables de comprendre ce que vous voulez et peut-être avant que vous ayez conscience que vous le voulez. Des programmes d'intelligence artificielle peuvent déjà reconnaître des images et traduire la parole humaine. Les chercheurs recrutés ont pour mission d’aller encore plus loin et de construire des systèmes qui peuvent correspondre à la capacité du cerveau humain pour traiter des défis plus complexes : de prédire par exemple de manière intuitive les conditions de circulation tout en évitant les voitures ou les drones automatisés, ou de saisir l'intention de textes écrits et messages parlés, afin que l’ordinateur puisse mieux anticiper les informations que les utilisateurs souhaitent obtenir.
Google travaille sur l'intelligence artificielle depuis plusieurs années ; la société de Mountain View a recruté d’éminents chercheurs tels que Andrew Ng de Stanford ou Geoffrey Hinton, des stars académiques dans leurs domaines, pour construire des systèmes informatiques fondés sur des "réseaux de neurones". Apple, de son côté, mise sur son programme Siri de reconnaissance vocale, encore largement améliorable. La firme à la pomme a ainsi embauché l’année dernière un des meilleurs spécialistes du Deep Learning (apprentissage machine profond), Abdel-Rahman Mohamed, un petit génie de l'Université de Toronto.
Facebook, quant à lui, veut mieux comprendre les conversations et les préférences de ses utilisateurs afin qu'il puisse leur proposer les messages les plus pertinents. Marc Zuckerberg a ainsi laissé entendre qu'il veut rivaliser avec Google pour fournir des réponses pertinentes aux questions des utilisateurs, en s’appuyant sur la puissance d’observation que représente le 1,4 milliard de membres du réseau social. Le patron mythique de Facebook affirme volontiers au San Jose Mercury News : «Notre objectif est d'emprunter de nouvelles approches dans l’IA pour parvenir à donner du sens à tout le contenu que les gens partagent."
Une road map ambitieuse
Les équipes du Facebook Artificial Intelligence Research (FAIR) de Paris mèneront des projets de recherche fondamentale, à plus ou moins long terme, sur une grande variété de thèmes en lien avec l'intelligence artificielle. L’un des thèmes de prédilection sera celui de la vision par ordinateur, "l'un des domaines d'excellence de la France" selon les mots de Yann le Cun, rapportés par l’Usine Digitale. L'objectif ultime de Facebook est de permettre à ses ordinateurs de comprendre finement tout ce que publient ses utilisateurs pour mieux leur délivrer le contenu qu’ils attendent. A terme, cette même technologie pourrait être capable d'extraire encore plus d'informations (la scène se déroule-t-elle à l'intérieur ou à l'extérieur ? quel type de sport est pratiqué sur les images ?). Facebook veut permettre aux ordinateurs d'apprendre à identifier des objets, éléments, scènes, de la même façon que le ferait un humain.
Les chercheurs recrutés par Facebook vont donc travailler sur la reconnaissance vocale, la traduction, la lecture d’images et l’apprentissage automatique (« machine learning ») et profond (« deep learning »). Avec, comme le souligne Rémi Noyon dans L’Obs, en toile de fond, les rêves des transhumanistes sur l’ « intelligence artificielle forte ».
En franchissant le seuil du deep learning, ce sont les réseaux informatiques eux-mêmes qui apprennent à reconnaître les tendances en analysant de vastes quantités de données, plutôt que de compter sur les programmeurs pour leur dire ce que représente chaque motif. Les réseaux abordent les problèmes en les décomposant en une série d'étapes, exactement de la même façon que les couches de neurones travaillant dans un cerveau humain. Cette approche a été lancée dans les années 1980 – notamment par des chercheurs comme Yann LeCun – mais aujourd’hui, le potentiel de ces recherches explose grâce à l’accès à des systèmes informatiques de plus en plus puissants et des masses gigantesques de données.
Pour parvenir à ses fins, Facebook n’y est pas allé de main morteLa société recrute à tour de bras les meilleurs chercheurs en mathématiques, informatiques, imagerie, robotique, big data. Dans ces domaines la France a des atouts de poids. C’est ce que reconnaît le magazine Tech Crunch : « La France possède un nombre incroyable de chercheurs de talent ; ils sont les meilleurs du monde en maths, en physique, en recherche robotique. Plusieurs médaillés Fields travaillent dans les Universités françaises».
La page « people » du site dédié au FAIR de Facebook est, sur ce point, particulièrement éloquente. Dans l’équipe on trouve une grande majorité de français issus des meilleures écoles et universités :
Et ce n’est pas fini puisque le Directeur de la recherche Yannn LeCun lance un appel sur le site de FAIR : « Si votre rêve est de résoudre l’IA, alors Facebook, avec son incroyable infrastructure, la richesse de ses données et ses super talents – est simplement l’endroit le plus excitant où il faut être. »
Siphonage ?Les meilleurs rejoignent Facebook. Yann LeCun affirme dans Le Monde : « Nous n’avons pas de mal à les convaincre de nous rejoindre. Ils travailleront avec les meilleurs, sur des projets ambitieux et auront les moyens techniques nécessaires ». Il poursuit : « Nous les incitons en outre à collaborer avec d’autres équipes et publier leurs résultats de recherche ».
Pas un mot sur les salaires. C’est TechCrunch qui soulève le voile pudique en montrant du doigt le revers de la médaille du modèle français : « En France, si vous êtes passionné par la recherche scientifique vous pourrez travailler dans des labos publics et être entouré de gens très brillants. Mais n’espérez pas gagner beaucoup d’argent car les scientifiques français gagnent largement moins que ce qu’ils valent. C’est pourquoi ils choisissent de partir aux Etats-Unis ou en Grande Bretagne et cherchent du travail dans le privé. »
Quand un Facebook débordant de cash arrive dans un tel écosystème, il crée forcément un appel d’air. Doit-on craindre que le meilleur de la recherche française soit ainsi siphonné par un géant à peine vieux de 15 ans ?
Carnegie Mellon University
Le cas n’est pas improbable car il est arrivé très récemment avec Uber aux Etats-Unis. Cette startup à la croissance galopante a signé un partenariat « stratégique » avec l’université américaine Carnegie-Mellon. Le Wall Street Journal révèle qu’en quelques mois, le partenariat a tourné au fiasco pour l’université, qui a perdu quarante de ses meilleurs chercheurs du Centre national d’ingénierie robotique (NREC), sur une centaine, débauchés à prix d’or par Uber.
La question mérite d’être posée : doit-on craindre que la recherche publique française, composée de pépites lentement formées dans les meilleures écoles publiques, émigre comme un seul homme vers le privé, et pas n’importe lequel, l’une des firmes les plus puissantes de la planète. Doit-on craindre que l’investissement de la communauté nationale sur ces talents ne profite finalement pas à la recherche publique ou à l’industrie nationale ? Doit-on vraiment se réjouir de voir le bénéfice de nos formations d’excellence, – un retour sur investissement composé de brevets, connaissances stratégiques, actifs immatériels considérables – nous échapper ? De surcroit au profit d’acteurs économiques internationaux qui sont, on le constate jour après jour, plus puissants que des Etats ?
Le directeur de la Recherche de FAIR tente de nous rassurer en affirmant que les travaux des chercheurs se feront en collaboration avec les universités et les centres de recherche, que les publications scientifiques seront encouragées, que le partage avec le monde scientifique sera le plus ouvert possible. Peut-être. Mais dans la guerre de la connaissance, dans l’immense foire d’empoigne des brevets, on doute que les intentions de Facebook se limitent à la seule gloire de faire progresser la science.
Ne jetons pas la pierre aux chercheurs
Surtout en France où il est notoire qu’ils sont particulièrement mal payés. Car, au-delà des questions d’argent il y a aussi pour eux l’intérêt de la recherche, qui est une motivation majeure. En travaillant pour Facebook ou un autre géant du web, ils ont le sentiment d’être « là où ça se passe ».
Ces entreprises peuvent faire tourner des algorithmes sur des dizaines de milliers de machines d’une puissance incomparable. Cette puissance de calcul est de plus en difficile à acquérir par les universités et les centres de recherche publics. On a beau essayé la mutualisation des moyens comme le fait le GENCI en France, on est encore loin du compte.
Mais ce qui excite encore plus les chercheurs, c’est la masse immense de données qu’ils peuvent utiliser dans leurs recherches. Ceux qui travaillent sur la reconnaissance d’images peuvent ainsi tester leurs hypothèses sur les centaines de millions d’images publiées sur Facebook.
L’autre facteur qui fait souvent pencher la balance et incite les chercheurs universitaires à choisir une entreprise comme Facebook c’est le temps. Le milieu académique est par nature intrinsèque lent, lourd et procédurier. Pour lancer un projet de recherche académique il faut des mois entiers entre le début des travaux, le processus d’évaluation, la recherche des financements. Or dans le domaine de l’IA tout va très vite. Tout bouge partout à grande vitesse. Pour les chercheurs, travailler avec Facebook c’est aussi un moyen de rester dans la course, de ne pas être dépassé par les autres.
Un enjeu qui nous dépasseLa recherche scientifique n’est pas une activité anodine. Surtout en matière d’intelligence artificielle. Les chercheurs travaillent sur des sujets qui vont changer notre culture, notre façon d’être. Mais ils ne savent pas forcément ce qu’ils font. Cela peut paraître paradoxal voire insultant pour leur travail. En réalité dans ces domaines qui produisent des algorithmes évolutifs, qui accélèrent considérablement les progrès de l’apprentissage des machines, il arrive un moment où la machine produite crée son propre code et sa propre logique.
Stephen Hawking © Reuters/Jason Lee
Serons-nous toujours en mesure de comprendre et contrôler le langage des machines ? Nous entrons dans les paranoïas de science-fiction. Et pourtant d’éminents esprits menés par Stephen Hawking nous ont mis en garde, l’année dernière, dans une désormais fameuse « lettre ouverte », contre une escalade incontrôlable de l’intelligence artificielle, encourageant une recherche prudente et réfléchie.
Pour sa part, Bill Gates, tout en soulignant qu’un quart des recherches de Microsoft est consacré à l’intelligence artificielle, se demande comment on peut ne pas être inquiet. Quand on fait de la recherche sur l’intelligence artificielle, on doit se poser la question : « Qu’est-ce qui se passe... si elle émerge ? »
Que craignons-nous ? Qu’à partir d’un certain degré de complexité, émerge la conscience des systèmes. On nous prévient depuis longtemps : lorsque la capacité de calcul des ordinateurs sera telle qu’elle atteindra ou dépassera le niveau du cerveau humain, la machine pourra prendre des décisions autonomes. Les experts les plus crédibles affirment qu’en 2050, c’est très proche, en vertu de la loi de Moore sur la montée en puissance exponentielle des capacités de calcul des ordinateurs, la machine sera tellement puissante qu’émergera la conscience. Ray Kurzweil, l’un des gourous technoprophètes embauché par Google en 2012, appelle ce moment le point de singularité.
Ray Kurzweil © Forbes
De nombreux chercheurs partout dans le monde estiment qu’il faut freiner les recherches scientifiques dans ce domaine, car elles peuvent nous emmener à un niveau où le retour sera impossible. Ou tout au moins, qu’il faut prendre le temps de réfléchir soigneusement à la direction que nous prenons et à mettre en place des garde-fous. Des sociétés comme Facebook, Google, Apple en sont-elles capables ? Et le souhaitent-elles ? Pouvons-nous imaginer qu’elles créent des commissions d’éthique, de même nature que celles dont les Etats sont si friands ?
Le cyber-anthropologue, Michel Nachez est un de ceux qui est le plus circonspect dans le concert de louanges que l’on a entendu en France ces derniers jours. Il souligne sur France Culture les motivations commerciales de Facebook, comme celles de Google et d'autres dans ces millions dépensés : "Bien sûr, ils ont des discours souvent humanistes, mais pour l'instant, on a aucune idée de ce qu'ils vont vraiment faire dans le futur".
Le sujet est extrêmement sensible. Est-ce la raison pour laquelle la communication de Facebook sur l’implantation parisienne a été aussi minimaliste : son point presse s'est limité à 4-5 journalistes, ceux "qui suivent de près Facebook". Y-aurait-il quelque chose à cacher ?
Le dernier film d'Alex Garland, Ex-Machina, dans les salles en ce moment
Caleb est programmateur de l’une des plus importantes entreprise d’informatique au monde (suivez mon regard). Lorsqu’il gagne un concours pour passer une semaine dans un lieu retiré en montagne appartenant à Nathan, le PDG solitaire de son entreprise, il découvre qu’il va en fait devoir participer à une étrange et fascinante expérience dans laquelle il devra interagir avec la première intelligence artificielle au monde qui prend la forme d’un superbe robot féminin.
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2015/06/09
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